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LE ROMAN FRANÇAIS[1]


INTRODUCTION


L’avocat que je charge de plaider ma cause et de me concilier votre bienveillance, c’est mon sujet. Assurément il n’est personne qui n’ait dû à la lecture d’un roman favori quelques heures de repos, de récréation, l’oubli momentané des labeurs et des difficultés de la vie. Sans doute je n’irai pas si loin que Diderot, et je ne hasarderai pas de dire avec lui que « le bonheur, c’est un bon fauteuil et un roman qui n’en finit pas. » Le bonheur est à mon avis une chose beaucoup plus compliquée que cela ; on ne le commande pas chez les fabricans de meubles, ni chez les libraires ; sans compter que je suis pour les romans qui finissent, surtout quand ils finissent bien.

Mais, me couvrant d’une autorité épiscopale, je ne craindrais

  1. L’étude dont la Revue commence aujourd’hui la publication est tirée d’un manuscrit trouvé dans les papiers de V. Cherbuliez, et qui était resté inédit. C’est le texte de conférences qui ont été données à Neuchâtel en 1860. L’auteur avait alors vingt-neuf ans, il n’avait encore rien publié, il ne se savait pas écrivain et ne rêvait pas de devenir romancier. Lui-même indique dans une lettre adressée à son père ce que devaient être ces conférences : « C’est, dit-il, une histoire du roman français, saisie comme histoire de la Société française. » — Et, en effet, V. Cherbuliez, bien qu’il parle de la composition et du style des ouvrages qu’il analyse, laisse la critique littéraire un peu au second plan ; son ambition est de dessiner les « types moraux » qui hantèrent successivement les imaginations et de souligner l’influence que les idées et les systèmes philosophiques en faveur à chaque époque exercèrent sur l’idéal romanesque des contemporains. Pourquoi V. Cherbuliez se borna-t-il à conserver son manuscrit sans le faire imprimer ? C’est que le roman le prit tout entier et que pour cette raison, sans doute, il ne put remanier et compléter son travail comme, plus tard, il l’aurait voulu. Il nous a paru cependant que ce manuscrit jauni par le temps contenait des idées qui méritaient d’être retenues et des pages qui n’ont pas vieilli.