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Le piano que baise une main frêle
Luit dans le soir rose et gris, vaguement,
Tandis qu’avec un très léger bruit d’aile,
Un air bien vieux, bien faible et bien charmant
Rôde discret, apeuré quasiment,
Par le boudoir longtemps parfumé d’Elle.


Le vieil air qu’il plut au musicien de choisir, c’est la romance de Martini : Plaisir d’amour. Elle n’est pas seulement rappelée, ou citée ici : elle y circule, elle y est répandue, elle s’y développe, à travers des harmonies fines, subtiles, dont pas une seule ne lui messied. Tous les accens l’animent, aucun ne la blesse, ni ne la brusque, ni ne l’effarouche. Oh ! que la pièce ancienne est cousue avec art à l’étoffe neuve, et comme celle-ci, loin d’emporter celle-là, s’y assortit et s’y ajuste ! Ou plutôt je me trompe et la parabole est trop matérielle. Il vaudrait mieux écrire, en empruntant le style même du poète, que la musique nouvelle est comme le boudoir et que le vieil air l’imprègne et l’embaume comme le parfum.

Avec, ou malgré tout cela, ne craignez pas qu’il y ait en cette musique nul soupçon de préciosité maladive. Elle est saine et elle est sage. Il arrive même, plus d’une fois, qu’elle entraîne avec elle et fait ainsi passer telle image ou telle expression, tant soit peu singulière, quand ce n’est pas saugrenue, échappée à la poésie, et que la poésie, à notre avis du moins, ne « sauverait » pas toute seule ni toujours. Autant que la séduction prochaine et directe et la prise immédiate qu’ont sur nous les choses de notre temps, ces lieder de Bordes possèdent les qualités, les vertus de tous les temps, celles qu’on nomme classiques. A la fantaisie, ils joignent le style, et la discipline à la liberté. Dans l’ordre de l’harmonie ou des modulations, se rencontre-t-il des hardiesses, des étrangetés même, la raison ou la loi n’est jamais bien loin, qui les explique ou qui les permet. Le rythme non plus, le rythme en soi, n’est point en péril ici. La parole, pas davantage, et toujours entre la note et le mot, entre la mélodie et le verbe, le rapport est juste et l’intérêt partagé. Elle surtout, la mélodie, a l’abondance, la franchise et, par une rencontre rare, avec la distinction, la simplicité. Voilà, pour le coup, chez l’un des maîtres de cette Schola dont M. de Séverac est l’élève, un art sans restriction ni contrainte, un art qui s’abandonne et se livre. Il est même étonnant de constater à quel degré Charles Bordes fut exempt des défauts quelquefois reprochés, non sans motif, à l’école qui fut sienne et qui, peut-être, ne l’est point assez demeurer. On a dit d’elle avec bien de l’esprit : « Elle