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inclinaient vers la monarchie, de ce côté-là. Ici, j’entends déjà des boutiquiers, qui appellent la République : « la ruine publique, » et demandent un roi. Nous ressemblons aux grenouilles de la fable.

Je n’ai encore vu aucun commissaire venir me sommer de me retirer ; mais, comme notre mairie (IIIe arrondissement) a été désertée par le maire, qui, tout radical avancé qu’il est, a pris peur, cela ne peut tarder. Mon voisin Hauréau[1] a été mis dehors par un compositeur de l’imprimerie Paul Dupont, armé d’un grand sabre et ceint d’une écharpe rouge. C’est lui qui dirige, en ce moment, l’Imprimerie nationale… Le spectacle auquel nous assistons est désolant. On circule comme si de rien n’était ; la plupart des boutiques sont ouvertes, la poste fonctionne et pourtant on est en pleine guerre civile, sans tirer des coups de fusil. Passy et les quartiers de la Bourse et de la Banque se gardent contre les hommes du Comité central. Quelle tristesse ! Aussi ai-je bien de la peine à me remettre à l’étude. C’est pourtant là encore le meilleur remède.


Paris, dimanche 26 mars (2 heures). — La situation s’aggrave. Le vote est commencé depuis ce matin. Les délégués du Comité central se sont fait livrer par les maires les locaux d’élection, les listes électorales ; il n’y a pas eu moyen de refuser notre salle. La mine de ceux qui gardent les salles de vote est repoussante : jamais on n’est tombé plus bas ! On assure que note est prise de ceux qui ne votent pas, pour servir à dresser des listes de confiscation, voire de proscription. Aussi beaucoup de gens vont-ils voter par peur ; l’anxiété commence à se répandre partout. Cependant, certains cafés, dit-on, regorgent d’officiers, de Garibaldiens, de francs-tireurs. Plusieurs journaux se plaignent qu’on empêche leur circulation ; nous sommes inondés de numéros du Père Duchêne et du Cri du Peuple. Le beau temps persistant contraste avec l’aspect sombre de Paris… Encore, si on pouvait compter sur l’Assemblée ! Mais elle a peur, elle sent que le terrain tremble sous ses pieds ; les troupes peuvent défaillir d’un moment à l’autre et je ne serais point surpris qu’elle quittât Versailles. Lyon imite en ce moment Paris et on

  1. M. Hauréau était alors directeur de l’Imprimerie nationale.