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de soi ! » Ainsi parle le vicaire Per Linden une nuit, dans le cimetière, sous la neige qui tombe ; mais le froid de la nuit ne pénètre pas sa pelisse de loup ; ses joues brûlent ; il a même enlevé ses gants de laine ; car la bière noire, la bière de Noël, et sans doute le punch, travaillent en lui. Bonne griserie qu’activent les vents du Nord et qui donne à l’esprit la légèreté de la flamme ! Le soir, lorsque dans l’air pur et glacial les fils du télégraphe vibrent sur la blancheur craquante de la plaine, si vous sortez jamais d’un restaurant d’Upsal avec des Suédois échauffés par le vin, vous comprendrez le vicaire de Heidenstam qui trébuche contre les tombes et qui prend à témoin les morts de tout ce qu’ils ont emporté sur leur lit ténébreux de sensibilité comprimée et de rêves inconnus. Vous savourerez cette minute ardente où fond et se vaporise ce je ne sais quoi de contraint et de noué des natures Scandinaves.

Je compare le Suédois à un homme qui s’est claquemuré et barricadé chez lui et qui a jeté les clefs de sa porte dans le torrent. Il s’enorgueillit de sa solitude et de son indépendance. Mais, à certaines heures, un irrésistible désir de franchise et d’épanchement le pousse vers la société des hommes. Que faire ? Son amour-propre ne lui permet pas d’appeler au secours. Il rougirait qu’on devinât sa gêne. Mais il sait qu’on est indulgent aux buveurs et qu’on mettra sur le compte de l’ébriété ce qui n’est qu’une avidité de son cœur. Il boit, il oublie sa correction, et il saute par la fenêtre… On me dit que, depuis quelque temps, les Nations d’Upsal dégénèrent en maisons de tempérance, et que les théologiens y propagent la dilection de l’eau sucrée. Dieu me garde de réhabiliter l’ivresse et de déplorer la fin d’une ivrognerie où s’alourdissait la jeunesse ! Mais, de temps en temps, une pointe de vin n’était pas pour déplaire chez des gens qui ne sortent d’eux-mêmes que sous un stimulant extérieur.

Il leur en restera d’autres, et d’abord le chant qui leur est une façon de penser et de sentir en commun. Au fond, la musique est, comme les forêts, une isolatrice. Où elle triomphe, la conversation s’étiole et meurt. Il y a quelque chose de sauvagement individuel dans les passions qu’elle inspire. Mais ses accords harmonieux trompent la nostalgie des solitaires, et sa douceur partagée donne le change aux âmes. L’Université suédoise bourdonne souvent comme un vaste Conservatoire. Je n’ai