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compatriotes. Le fait est que nulle part les titres ne se rehaussent d’une morgue plus solennelle ; nulle part, les fonctionnaires ne m’ont paru plus remplis d’une inexplicable majesté ; nulle part, on ne se courbe plus respectueusement devant tout ce qui porte le bouton de cristal des honneurs ou du pouvoir. L’impayable Docteur prétend même avoir vu de ses concitoyens le des arrondi comme un arc et tels « qu’on ne pouvait se défendre de croire que les trois petites vertèbres de queue cachées sous leur peau se mettaient à frétiller et à battre de droite et de gauche. » Mais ce ne sont là que des formes protocolaires dont le Suédois achète son indépendance intérieure. Il rend au fonctionnaire les hommages qui sont dus à la fonction ; moyennant quoi, il reste maître de le juger un sot. Son individualisme accorde à notre humaine et déplaisante condition de vivre en société les marques les plus flatteuses de politesse. Il n’estime point payer trop cher de quelque soumission déférente aux autorités établies la sécurité de son travail ou de son rêve. Le salut de sa pensée dépend de la paix extérieure qui ne peut être assurée que par l’exacte obéissance des individus aux mœurs et aux lois. Toute originalité qui se manifeste dans le petit monde où il est obligé de vivre lui semble d’abord une inconvenance, puis une menace.


A bien y réfléchir, je me demande si notre sociabilité infiniment plus souple et plus aimable que celle des Suédois ne dissimule pas un autre individualisme que le leur, mais plus dangereux, parce qu’il est égalitaire. La liberté pour nous, la seule liberté dont nous ne puissions nous passer et que nous avons toujours eue ou que nous avons toujours prise, c’est la liberté du plaisir et de la critique. Nous n’attendons pas, pour nous insurger contre une règle, qu’elle nous ait gênés : il suffit qu’elle offusque notre raison ou ce que nous appelons notre raison et qui n’est en somme qu’un reflet de la logique idéale réfracté par notre tempérament. Nous ne tolérons point que la société contrôle nos mœurs, ni qu’elle exige de nous envers ses représentans officiels un respect que notre intelligence avertie considère comme immérité. La fonction ne nous cache pas l’homme ; au contraire ! Elle lui donne un relief qui nous permet d’en fouiller tous les creux. Nous subordonnons l’intérêt général à celui de la Vérité ; mais l’intérêt général a une figure concrète, et la vérité