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l’Italie, il est rentré dans son austère pays du Nord, que tour à tour il émerveille et scandalise. Ses récits en prose des Carolinerna ont doté la littérature suédoise de la seule épopée moderne qu’elle pût envier. C’est l’épopée de Charles XII, écrite par un poète de notre temps, respectueux de l’histoire, et qui n’exhume des cimetières du passé que ce qu’ils contenaient d’éternel[1]. Il a peint dans de puissans raccourcis l’endurance patriotique de la Suède ; mais il a dénoncé avec une clairvoyance presque cruelle le vice du caractère suédois.

Ecoutez ce que dit le lieutenant Pinello, un mercenaire italien, à l’enseigne Krœmer, au campement des prisonniers de Tobolsk : « Sais-tu pourquoi les Suédois sont toujours restés un petit peuple, pourquoi, au milieu des victoires, ils n’ont jamais eu des millions d’enfans, pourquoi la Suède et la langue suédoise n’inondèrent jamais comme un vin bouillonnant la carte de l’Europe ?… L’esprit suédois était, du commencement, un cuir si dur qu’on ne pouvait en venir à bout qu’avec le marteau du devoir. Les Suédois, dès l’origine, n’ont su vaincre ni mourir par amour, mais seulement par devoir… Leur tempérament, dès l’origine, était un sol noué par les pierres : là où maintenant des oiseaux chantent dans le feuillage, c’est là que nous autres renégats, Polonais, Allemands, Français, Italiens, nous l’avons arrosé de notre sang d’aventuriers. Des gouttes de ce sang pendent aux rameaux de vos plus tiers arbres généalogiques, — pendent et brillent. »

Six ou sept ans plus tard, dans un autre volume de nouvelles, La Forêt murmure, le même reproche éclate sur les lèvres d’un poète bohème du XVIIIe siècle, d’un certain Lucidor que Heidenstam met en scène : « Ce qui vous manque, Suédois, je vais vous le dire : c’est l’amour… Où sont-elles, les bonnes petites vieilles qui, en Hollande, chaque matin, m’envoyaient des saluts amicaux ? Elles avaient toujours de si chères occupations avec leurs fromages et leurs oignons de jacinthes ! A genoux, elles essuyaient et brossaient leur rue, non parce que c’était un pénible devoir, mais parce qu’elles aimaient leur rue et tenaient à honneur de lavoir propre… Quand, chez vous, les gens ont-ils travaillé aussi amoureusement ? Pourquoi nos barques et nos

  1. La Revue des Deux Mondes en a publié deux chapitres le 15 novembre 1899 ; et tout le premier volume a été traduit par Jacques de Coussange sous le titre de l’Épopée du Roi.