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d’autres pays. De telles œuvres ont toujours de durs commencemens ; on y rencontre des résistances qui ne peuvent être vaincues que par la force, et la force, en Afrique plus encore peut-être que partout ailleurs, est inséparable de certains abus. Le temps seul y met bon ordre. L’histoire, quand l’heure en sera venue, placera les choses au point de perspective où on les voit dans leur ensemble et où on les juge dans leurs résultats : elle rendra alors justice à Léopold II : elle verra en lui un des grands ouvriers de la civilisation, un de ceux qui ont fait reculer le plus loin la barbarie. C’est seulement dans les dernières années, presque dans les derniers jours de sa vie, que son œuvre africaine a atteint le point de maturité qui lui a permis d’en faire profiter la Belgique : il lui a fait don de la colonie du Congo. S’il avait voulu le faire plus tôt, il se serait exposé à un refus. Le Congo apparaissait à la Belgique comme un cadeau pesant, peut-être compromettant, dont l’avenir était incertain, dont le présent même n’était pas sans provoquer des inquiétudes. Peu à peu, les préventions se sont atténuées, sans aller jusqu’à disparaître tout à fait, il faut bien dire aussi que le Roi avait mis à la cession du Congo quelques conditions difficiles à accepter. Les débats qui se sont déroulés devant les Chambres ont été plus d’une fois pénibles pour lui. Il a pu néanmoins, avant de mourir, et au prix de concessions qu’il a fallu lui arracher l’une après l’autre, réaliser le rêve de toute sa vie. L’expression n’a rien d’exagéré. Les journaux ont produit les discours qu’il a prononcés d’abord comme prince royal, puis au moment où il est monté sur le trône : dès le premier moment, dès la première parole, le génie, colonial s’est manifesté en lui, et il a émis l’opinion qu’un petit pays dont les côtes étaient baignées par la mer pouvait et devait devenir grand par son expansion au dehors. Il avait voyagé. Il connaissait tout le monde connu. Il avait visité l’Extrême-Orient et en avait rapporté des visions pleines d’avenir. On croirait vraiment qu’en montrant à la Belgique les voies où devait s’engager son commerce, il obéissait à l’infaillibilité de l’instinct.

Bien que la fondation de l’Etat du Congo doive rester son principal titre aux yeux de la postérité, il serait injuste d’oublier qu’il n’a pas été seulement un grand roi en Afrique, mais encore un bon roi en Europe. Pendant près d’un demi-siècle, il a assuré à la Belgique le fonctionnement régulier du gouvernement constitutionnel qu’elle s’était donné. Il n’a jamais dépassé ses pouvoirs ; il en a même usé avec discrétion, il a su pourtant, lorsqu’il l’a fallu, y mettre de la fermeté. Attentif à tout, renseigné sur tout, son autorité s’imposait d’autant plus sûrement