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mauvais joueur. J’avais tellement besoin à ce moment-là de la bonne humeur de Cialdini que je fis supplier Grévy de faire une faute, d’avoir un moment d’oubli. Mais il répondit noblement qu’il ferait tout pour m’obliger, excepté de compromettre sa réputation. »

Dans tous ces portraits, — j’ai voulu finir sur un trait plaisant, — nous retrouvons donc notre aimable chroniqueur des Mémoires. Qu’il blâme ou loue, c’est tout à la fois avec une modération courtoise et une malicieuse indulgence.

En vain les événemens semblent s’être conjurés pour l’aigrir contre les hommes et le destin : adversaires injustes, ennemis imprévus, obligés ingrats, amis lâches qui l’ont quitté parce qu’il ne voulait pas « être un coquin. » C’est l’homme juste d’Horace : il lui est même supérieur, philosophe serein dont rien ne déconcerte le sourire. Il déteste avant tout la colère : il la méprise. Il dit qu’il en souffrit cruellement, dans les quatre années qui ont suivi le 2 Décembre. « Quatre ans de colère, écrit-il, c’est bien plus dur que quatre ans de misère. » Il ne veut plus connaître ces temps où le cerveau se trouble et divague sous l’action d’un cœur irrité. Jamais, dans la retraite que l’ingratitude des hommes eût pu faire amère, Jules Simon n’est retombé dans cette néfaste colère. Traitant avec indulgence les hommes qui l’avaient écarté, il se complaisait aux amitiés fidèles. Les amis mouraient : il saluait leur mémoire sans grands gestes d’apologie, semant de souriantes anecdotes « avec le même plaisir mélancolique, que j’aurais eu, dit-il à propos de Pasteur, à porter des fleurs sur son cercueil. »

C’est bien cela : de sa main les fleurs tombent sur les cercueils. Elles en dissimulent la brutale rigidité : elles les parfument d’une senteur douce et fine. En un siècle brutal, jaloux, passionné, ce sage nous repose. Son bras ne se lève pour aucune excommunication ; on sent, sous la malice des phrases, la secrète souffrance d’une âme souvent blessée ; mais il la faut deviner. Il a pardonné. On ferme les Mémoires avec admiration, avec affection. « Ceux qui ne l’ont pas connu apprendront certainement à l’aimer, » disent simplement ses fils dans leur avant-propos. Ils disent vrai. A l’encontre de tant d’autres, les petits Mémoires de Jules Simon relèvent les hommes en notre estime : nous nous en sentons reconnaissais ; en prêchant l’indulgence, Jules Simon continue son rôle de bienfaiteur.


Louis MADELIN.