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de l’église, le recteur breton l’abbé Moizan. « Nous l’adorions, écrit-il. Ce n’était pas à cause de sa charité : on n’est jamais étonné en Bretagne de voir un prêtre donner tout ce qu’il a ; mais on l’adorait parce qu’il était un des héros de la guerre des Chouans. » Le vieil t homme d’État au regard bleu semblait, au Sénat ou à l’Académie ; parfois rêver : à quoi ? Aux luttes parlementaires, aux querelles d’hier, au pouvoir avant-hier exercé ? Non : au sermon de l’abbé Moizan où, paradoxalement, l’ancien aumônier des Chouans, redevenu curé évangélique, disait : « Mes petits, aimez-vous les uns les autres. » Combien il est caractéristique que des sermons du curé Moizan, Jules Simon ait retenu celui-là. Dans le volume hier publié, il écrit : « L’impartialité m’a toujours été facile. Je ne sais pas si c’est une qualité ou un défaut. C’est un défaut, suivant Vaulabelle, qui me quitta à cause de cela : Il ne sait pas haïr, disait-il de moi. » Pour ce mot, le recteur breton eût beaucoup pardonné à l’élève de Cousin.

Il est né mélancolique : malgré sa volonté de rester souriant, tout à coup il lui échappe une imprécation. « Je suis né en 1814, j’ai vu 1852 et 1871. Je suis d’une génération trois fois maudite. » C’est la seule révolte d’une âme qu’ont froissée trop d’épreuves. Mais on sent cette âme à tout instant près de trahir ses secrètes douleurs : Jules Simon sourit les larmes aux yeux. S’il parle de la disgrâce dont ses amis frappèrent le vieux lutteur, lorsque, au Sénat, il se fut opposé, on sait avec quel courage, au vote de l’article 7 : « Ils me blâmaient de ne pas être un coquin ! » c’est la larme qui tremble au bout des cils du Breton ; et tout de suite, le sourire narquois du Lorrain : « Je n’avais pas le cœur trop gros, étant depuis longtemps habitué aux bêtes. »

Cette nature mélancolique l’attache aux mélancoliques. Dans les Figures et Croquis qui font l’occasion de cette étude, il y a trois portraits que j’ai relus. A Gounod d’abord, il consacre des pages tout à fait prenantes ; il a subi le charme de ce séducteur ; Gounod était toujours en émotion : un de ses vieux amis me racontait qu’il l’était allé voir l’avant-veille de sa mort : « Mon ami, lui avait dit le maître, je viens de me confesser : j’ai beaucoup péché, mais jamais contre l’art : car il n’y a pas une page que je n’aie signée de ma conviction et contresignée de mon émotion. » Cette parole eût plu à Jules Simon : il fait du maître un portrait très captivant, empreint d’une amitié charmante. « Il est mort jeune à soixante-quinze ans, dit-il. Ceux qui vivaient dans son intimité savent qu’il n’avait que vingt ans. Et ceux qui vivent dans l’intimité de son œuvre le savent aussi. » Mais c’est plus que de l’émotion, lorsque Jules Simon nous peint Chateaubriand et