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en France… Qui se rappellera mon nom dans trois ou quatre ans ? » M. Jules Simon se trompait. Il y a peu d’hommes qui aient conservé, même parmi ceux qui ne l’ont pas connu, une réputation plus vivante et plus belle. C’est la récompense d’une longue fidélité à l’idée libérale, méritoire certes lorsqu’on se rappelle à quelles épreuves elle a exposé l’ancien maître de la Sorbonne, du coup d’État de Décembre dont il voulut être victime, à l’ostracisme douloureux dont le parti républicain punit une noble résistance aux lois despotiques.


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Les Mémoires de Jules Simon, dispersés au hasard des causeries, procurent au lecteur une singulière satisfaction : tant d’honnêtes gens sont des sots et tant d’hommes d’esprit des pirates, qu’il y a une joie singulière à rencontrer une si charmante finesse au service d’une si magnifique probité. Pour l’observateur superficiel, M. Jules Simon semble d’une mentalité assez simple : il veut paraître un bon homme tout rond, jugeant avec un sourire indulgent des hommes et des faits. Pour qui étudie toutes les pages des six petits livres, il apparaît infiniment plus complexe : il est indulgent évidemment, mais cette indulgence est faite d’une pétillante malice ; il est bonhomme, soit, mais d’une bonhomie si fine que plus d’un portrait en apparence flatté nous arrache un sourire qui, pour le modèle, n’aurait rien de flatteur ; il est d’humeur souriante, sans doute, mais avec, au fond, une mélancolie souvent émouvante. Le bon sens qui paraît inspirer tous ses jugemens dissimule mal une sensibilité parfois aiguë.

C’est le cas d’appliquer à l’ancien professeur de Taine la méthode de cet élève que cependant il s’effrayait un peu d’avoir couvé, mais dont il admirait tant le talent (« dissident, dit-il, mais admirant »). La race agit sans conteste chez Jules Simon : le père était Lorrain, la mère Bretonne ; pas de races plus dissemblables. De son père, Jules Simon a évidemment reçu, avec le sang d’un bleu resté bleu sous la Restauration, le solide bon sens dont on se réclame, avant toutes qualités, sur le plateau Lorrain, un bon sens malicieux et narquois lorsqu’il se livre, impossible à déconcerter lorsqu’il s’oppose. De sa mère, qui, elle, était « chouanne, » il a hérité la sensibilité un peu rêveuse et charmante du pays d’Armor, la mélancolie douce et une foi dans l’au-delà, qui, même lorsqu’elle échappe aux dogmes, laisse dans l’âme du croyant d’hier cette nostalgie, visible chez un Renan, chez un Jules Simon.

De cette nostalgie il semble étreint lorsqu’il évêque les premières années ; ce n’est pas artifice du conteur : la veillée de Noël, les offices