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avaient multiplié, semé de toutes parts des chefs-d’œuvre décrits par les inventaires, et dont la perte irréparable fut un amoindrissement pour notre pays.

On ne se contente pas du mobilier. On s’en prend aux murs. Les municipalités, en entrant dans les abbayes et les couvens, avaient trouvé presque partout les édifices neufs que les ordres religieux, remplaçant les anciens avec un zèle plus ardent qu’éclairé, avaient élevés au cours du XVIIIe siècle sur tout le sol de la France. A Cluny, le prieur dom Dathoze, commençant, en 1750, la reconstruction du cloître, avait dit : « Je bâtis, il est vrai, mais cent ans ne se passeront pas avant que notre maison ne soit détruite. » C’était là une de ces prophéties auxquelles ne croient guère ceux mêmes qui les font. Aucun contemporain ne l’eût prise au sérieux. On construisait, on construisait toujours. Plus d’un de ces bâtisseurs eut le sort de M. de Ballivière, abbé commandataire de Royaumont, qui terminait à peine un superbe palais florentin lorsque la Révolution lui ferma la porte au moment d’y entrer. A sa place, les enquêteurs y pénètrent. Après les enquêteurs, ce sont là et ailleurs les démolisseurs qui se présentent. De sorte que pour nombre de ces monumens, la page d’histoire qui annonce leur construction se confond presque avec celle qui raconte leur destruction.

A Royaumont, dont nous venons de prononcer le nom, la belle église élevée par Pierre de Montreuil, sous saint Louis, condamnée à la ruine comme tant d’autres, résista longtemps aux coups des démolisseurs. Les vandales en vinrent à scier les colonnes qui supportaient la voûte. Une forte traction fut alors pratiquée sur les chaînes de fer reliant les piliers, et un craquement sinistre indiqua l’effondrement du colosse que six siècles avaient respecté. A Morimond, il fallut employer la poudre pour faire sauter la grande tour qui avait résisté à tous les efforts des vandales, et s’obstinait à rester debout comme un obélisque au-dessus des ruines. Le fracas de sa chute retentit dans tout le Bassigny comme le dernier écho de la grande voix de Morimond expirant. A Corbie, après avoir abattu la maison abbatiale, les bâtimens conventuels et le cloître, après avoir profané le cimetière pour s’emparer du plomb des cercueils, c’est encore pour le plomb qu’on s’attaquera aux couvertures des terrasses de l’église. Les voûtes mises à découvert s’effondreront dans une immense ruine, et là comme ailleurs, quelques vieux pans de