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Les grands propriétaires, les chefs de clans, ont donné l’exemple ; ils sont devenus musulmans pour garder leurs fiefs. La masse a suivi. Comme la plupart des peuples montagnards, l’Albanais, étant peu cultivateur, vit de l’Etat ou du riche protecteur ; il a, d’instinct, la conception de la clientèle. L’Etat, chez les Turcs, c’est l’Islam. L’Albanais adopta l’Islam pour pouvoir servir les Khalifes. Son tempérament aristocrate ne pouvait s’accommoder d’être confondu avec le raïa ; musulman, il garda son fusil, symbole de sa noblesse et de sa liberté, instrument de ses vengeances de famille, gardien sacré de son honneur. « Là où est le sabre, là est la foi ; » c’est un dicton utilitaire que l’Albanais a mis en pratique et qu’excuse, chez lui, le besoin de vivre. Un changement de religion est, pour lui, un acte de politique alimentaire et un sacrifice fait au maintien de coutumes sociales qu’il regarde comme le fondement et la sauvegarde de son individualité nationale. La vie du montagnard est dominée par des questions d’existence ; il lui faut, pour subsister, trouver par son industrie les ressources qu’un sol trop maigre ne suffit pas à procurer à lui et à sa famille presque toujours nombreuse. Alors l’homme des montagnes descend vers les villes ; intraitable chez lui, il devient merveilleusement maniable parmi les citadins ; il s’adapte à tous les genres de vie, pourvu qu’il y trouve à gagner ; habile à se pousser vers les honneurs et vers la fortune, il est homme de résolution et homme de ressources ; il a l’instinct profond de la solidarité, de l’entr’aide entre compatriotes. Et si parfois sa conscience est dans la nécessité de faire quelques concessions à son ambition, il s’en console en pensant au jour où, revenu dans ses montagnes, il reprendra, dans la maisonnette de ses pères, le cours interrompu des traditions antiques qu’il n’a jamais oubliées, ni reniées. Condottiere au service de qui le paye, ministre ou portefaix, général ou simple soldat, le montagnard fait deux parts de sa vie et de son cœur. Il sert avec loyauté et fidélité le chef à qui il a engagé ses services, mais, au fond de son souvenir, aux pires comme aux plus brillantes fortunes, survit l’amour de la petite patrie, de la vallée natale dont les âpres rochers limitent l’horizon, de l’humble village, de la chanson entendue dans les veillées d’hiver, du clan originel et des arrière-cousins demeurés au pays. C’est la source de poésie et d’idéalisme où le montagnard se retrempe au cours de sa vie utilitaire et « gaigneuse ; » c’est