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sa personne, c’est beaucoup moins par amour que par infatua-lion de soi-même. Il s’admire d’aimer au-dessous de lui ; et il se flatte qu’on lui en sera toujours reconnaissant. Il est sot, mais d’une sottise qui ne va pas sans vilenie, car sa présomption recouvre une telle absence de dignité et une si misérable défiance de la vie qu’il n’attend son bonheur que de l’aumône dédaigneuse d’un parent riche. Selma Lagerlöf a horreur de ces natures ingrates dont on ne saurait pas plus tirer un éclair de poésie qu’une goutte de sang d’un animal empaillé. Elle méprise et déteste les êtres incapables d’ajouter, ne fût-ce qu’un liard, au trésor d’imaginations sur lequel vit l’humanité.

Nous possédons un royal pouvoir, celui de transfigurer, par la magie de notre rêve, et sans la défigurer, la réalité qui nous entoure. Cette réalité n’est jamais mauvaise en soi, puisqu’elle offre toujours à ceux qui l’observent et qui l’approfondissent des élémens dont il leur est permis de composer du bonheur ou, à défaut de bonheur, une mélancolie très douce, supérieure à la joie. La beauté de l’existence, c’est d’abord d’exister. L’optimisme se fonde sur le miracle de la vie. Le vieil ermite Hatto, enragé contre la méchanceté des hommes, conjure Dieu de les anéantir[1]. Il a fait vœu de tenir son bras tendu vers le ciel du matin au soir jusqu’à ce que le destructeur de Sodome et de Gomorrhe exauce sa prière. Et son bras est noueux, ridé, sec et gris comme une branche de saule ; mais il ne s’incline pas au vent du désert ; et de petites bergeronnettes, trompées par l’apparence, sont venues nicher dans cette main stable et pleine d’anathèmes. Leur activité, leur patience, leur amour et les premiers pépiemens du nid vont insensiblement toucher le cœur du féroce ennemi des hommes. La merveille de la vie éclose entre ses doigts convertira sa haine en pitié, sa pitié en tendresse. Il n’insulte déjà plus les femmes qui lui apportent des figues et du lait ; et ces femmes qu’il épouvantait commencent à lui sourire. Il comprend maintenant que Dieu puisse ne pas haïr les créatures qui sont toutes blotties dans sa main puissante.

Cependant le vieil Hatto ne s’était point forgé l’illusion des vices et des cruautés dont pâtit la société humaine. Les hommes travaillent souvent à justifier ses imprécations. Alors qu’il tenait dans sa paume ouverte et sous ses doigts recourbés le nid des

  1. Le Nid de Bergeronnettes (Liens invisibles).