Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 54.djvu/784

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

déshonneur qu’elle a côtoyé et dont la peur rétrospective double sa terreur présente. Le pardon distant de son mari l’a moins rassurée que ne l’eussent fait de la colère et des coups. Elle m’apparaît dans cette maison froide comme une pauvre petite loque solitaire et frémissante.

Dirai-je que Selma Lagerlöf s’élève souvent jusqu’à cet art sobre, dépouillé, d’une intensité si profonde et d’un sous-entendu si riche ? Elle s’y élève quelquefois. Et de tous les traits que lance un artiste, il suffit, pour lui mériter la gloire, que quelques-uns vibrent au cœur noir de la cible.

Parmi les personnages de Selma Lagerlöf, je n’en vois qu’un seul qui lui inspire une véritable répulsion. Ce n’est pas un criminel. Elle n’excuse pas les criminels ; elle ne les idéalise pas ; mais d’ordinaire, ceux qu’elle nous présente ne le sont que par hasard et sous une telle impulsion qu’ils éveillent en elle un sentiment de pitié et parfois même un intérêt romantique. Ce n’est pas un de ces maniaques sombres et méchans, comme elle nous en a peint dans sa Légende de Gösta Berling ; car, si méchans qu’ils soient, elle ne peut s’empêcher d’admirer les inventions dont ils ont diversifié les jours ternes et gris de l’existence ; elle sait gré à Barbe-Bleue des cauchemars qu’il lui a donnés. Ce n’est pas un faible ni un pusillanime : elle est trop femme pour maltraiter la faiblesse, et trop intelligente pour demander à des âmes chétives un impossible effort. On la sent toujours prête à examiner gravement les sophismes dont se paient nos petites lâchetés. Elle les remue d’un doigt délicat et d’un œil attentif, comme si elle espérait y découvrir une bonne raison d’indulgence ou de bienveillance ; — et elle l’y découvre quelquefois. Non ; le seul personnage qui trouve moyen de la rendre ironique et presque aussi cruelle qu’un de nos romanciers réalistes, c’est un beau jeune homme sage, raisonnable, pratique, dont la dignité est aussi raide que son faux-col, les sentimens aussi empesés que les deux coques de sa cravate, les idées aussi correctes que les poils, de ses favoris blonds, l’esprit aussi nu que son menton rasé. Il appartient à « la populace bien élevée » d’Ellen Key. Il dénigre tout ce qui sort de la règle. S’il veut épouser la fille d’un boulanger, une exquise petite créature qui a plus de fantaisie dans l’ombre des cils que lui dans toute