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temps ne me justifie pas et que votre règne soit aussi heureux, aussi tranquille, pour vous et pour vos peuples, qu’ils se le sont promis d’après vos principes de justice et de bienfaisance. »

Après ce vœu suprême, il se renferma pour toujours dans la retraite et le silence. Une fois pourtant, à quelques mois de là, quand il connut les projets préparés pour abroger ses principales réformes, il ne put réprimer un mouvement de révolte. Il prit sa plume, écrivit à Maurepas, le conjura de réfléchir avant d’entrer dans une voie si funeste : « Il m’est inconcevable que vous ayez seulement pu en avoir l’idée !… Je veux essayer de vous rappeler à vous-même, à ce que vous avez mille fois pensé et dit, à ce que vous devez au public, au Roi, à votre propre réputation… Pardonnez-moi cette franchise. Mon intention n’est pas de vous blesser par des vérités dures ; mais vous me connaissez assez pour juger que je ne puis voir, sans un sentiment très douloureux, détruire un très grand bien, auquel j’avais eu le bonheur de contribuer, que la volonté du Roi avait soutenu contre les obstacles qui y étaient opposés, et que je devais croire solidement affermi. Je suis sensible sans doute à cet intérêt, j’ose l’être encore à l’honneur du Roi, qui peut être compromis par un changement si prompt, et qui doit m’être cher, comme citoyen, et comme ayant eu part à sa confiance et à ses bontés… » Cette lettre ne fut pas achevée, par conséquent pas envoyée. La réflexion en démontra sans doute la parfaite inutilité. Le brouillon, retrouvé plus tard dans les archives du château de Lantheuil[1], subsiste en témoignage de l’âme sincère et passionnée de celui qui jeta ce généreux cri de souffrance.


Ainsi prit fin la plus vaste entreprise, ainsi échoua le plus puissant effort, qui aient été tentés pour rénover la monarchie, lui donner le moyen et la force de vivre. Quel eût été, si les circonstances eussent permis de la mener jusqu’à son terme, le succès d’une telle œuvre ? Turgot, maintenu et soutenu par Louis XVI, aurait-il réussi à limiter, à canaliser, si j’ose dire, le flot montant de la Révolution ? La royauté, se transformant d’elle-même et de sa propre initiative, serait-elle parvenue à concilier, dans un heureux accord, la tradition et le progrès, le passé et l’avenir ? Enfin, eût-on vu se produire, comme le rêvait

  1. Ce document fut communiqué par les héritiers de Turgot à M. Léon Say, qui l’a publié dans l’ouvrage déjà cité.