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lui a révélé les tortures de l’Enfer. Mais il ne voit qu’un moyen de lui assurer le salut éternel : c’est de le trahir ; et, obligé de se défendre, il finit par le tuer. « Je l’ai tué parce qu’il m’apprit que le fondement sur lequel repose le monde s’appelle la Justice ! »

Je comprends que ce sujet ait tenté Selma Lagerlöf ; mais encore fallait-il se décider entre les différentes idées qui pouvaient en ressortir. Voulait-elle nous prouver qu’un homme qui s’est mis hors la loi n’a pas le droit de prêcher le respect de cette loi, ou que, s’il le fait, il tord lui-même In corde autour de son cou ? Voulait-elle nous montrer qu’une religion, enseignée brutalement à des êtres mal préparés, les jette de leur amoralité inoffensive dans toutes les perversions du fanatisme ? Ces deux idées ne s’excluaient pas ; mais elles ne s’affirment pas assez nettement pour qu’à travers les visions charmantes et les longs épisodes de son récit nous en suivions la marche, et pour qu’aux dernières lignes nous ne demandions pas avec une sorte d’inquiétude ce qu’il signifie. Est-ce une attaque contre la religion qui corrompt la nature ? Est-ce une amère raillerie contre la conception de la justice qui fait d’un innocent sauvage un délateur et un criminel ?

Jamais ces pensées révolutionnaires n’ont effleuré l’âme de Selma Lagerlöf. Sa fantaisie l’emporte : voilà tout. Lorsque nous essayons de juger des œuvres étrangères, nous devons nous défier de la logique à laquelle nous avons accoutumé de tant sacrifier. Dans les reproches que je lui adresse, je crains d’en apercevoir l’ombre étroite et rigide. En tout cas, les inégalités de son art tiennent à la nature même de la fantaisie, souverainement indépendante, irrégulière et individuelle. Et, par le privilège des plus heureux génies, il lui arrive de choisir des sujets où ses défauts deviennent des qualités. S’agit-il de ressusciter la vie légendaire d’une vieille province ou de suivre à travers la Suède un enfant qui chevauche des oies sauvages ? La mollesse de sa composition n’est plus qu’une habile souplesse ; la lenteur de son récit lui donne un charme odysséen ; ses redites, l’accent sincère des vieilles sagas ; le manque de perspective, l’attrait naïf et somptueux de l’art décoratif. Son habitude de découper une histoire en scènes et en tableaux indique moins un procédé artistique que la marche naturelle et impressionniste de la fantaisie. Ses contes fabuleux n’atteignent pas en perfection