Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 54.djvu/770

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moral les dangers et les vertus, si bien que nous pouvons successivement étudier ce que doivent à cette fantaisie et son œuvre d’artiste et sa conception du monde.

Son œuvre lui doit des défauts qui ne sont pas plus marqués chez, elle que chez la plupart des écrivains suédois, mais que le voisinage de beautés supérieures fait ressortir davantage : une composition molle et lente, une complaisance exagérée pour certains leitmotiv, dont je dirais qu’ils ressemblent à des accords de musicien négligemment plaqués dans les intervalles de l’inspiration, un manque de perspective, une abondance qui, au lieu de se resserrer vers la fin du récit, se répand et s’enlize comme si elle s’embarrassait de tous les détails qu’elle n’a pu déposer au cours de son voyage. Selma Lagerlöf n’embrasse pas de vastes ensembles ; elle les divise et les morcelle. Ses romans ne sont que des séries de nouvelles qui peu à peu s’organisent en roman. Elle y laisse toujours des portes entr’ouvertes par où se glissent de nouveaux personnages ; et, sitôt qu’une nouvelle figure se montre, elle paraît s’y attacher au point d’en oublier les autres. Il n’est pas rare qu’elle rencontre d’admirables idées poétiques : il est plus rare que l’idée maîtresse se dégage de son récit sans être légèrement déformée ou obscurcie par des idées parasites.

Deux condamnés ont gagné la forêt[1] : l’un, paysan riche, qui a assassiné dans un banquet un moine insolent ; l’autre, fils d’un naufrageur et d’une sorcière, accusé d’un vol dont il a pris la responsabilité pour sauver son père et tromper le bourreau. Ces deux hommes se réunissent, habitent la même caverne, veillent réciproquement sur leur vie. Le fils de la sorcière est un païen ; il connaît le Christ et les Saints, mais comme on connaît les dieux d’un pays étranger. Son ignorance de toute idée morale effraie son compagnon qui, touché de l’admiration qu’il lui inspire, entreprend son éducation religieuse et dresse devant ses yeux l’image d’un Dieu juste et vengeur. Il en résulte que le néophyte conçoit l’horreur du crime dont son évangéliste a ensanglanté ses mains. Il voudrait sauver l’âme qui a éclairé la sienne et ne rêve plus qu’affreuses expiations pour celui qui

  1. Les Proscrits [Liens invisibles).