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tous, et qu’ils en ont laissé échapper l’occasion, le premier (Malesherbes) faute de volonté pour rester au pouvoir, le second (Turgot) faute de conciliabilité, le troisième (Maurepas) faute d’âme pour suivre ses lumières. Et c’est ainsi que nous avons perdu la circonstance la plus favorable qui se soit rencontrée dans l’histoire pour des hommes d’Etat patriotes et éclairés. »

Les sentimens exprimés par Véri sont aussi, à n’en pas douter, ceux de Turgot lui-même. Sans doute est-il blessé des procédés du Roi, de la brusque façon dont on lui a signifié son congé ; mais la douleur de voir son œuvre arrêtée soudainement, bientôt détruite peut-être, étouffe en lui toute pensée personnelle. De ce détachement de soi-même, le manuscrit que je viens de citer rapporte un trait assez frappant. Turgot, quelques jours après sa retraite, alla faire visite à Véri. Il s’y rencontra par hasard avec M. de Clugny, son successeur au contrôle général. L’entretien se porta sur une grave épizootie qui désolait le Limousin. Turgot s’anima sur ce thème et se mit tout à coup à parler des mesures à prendre, en s’adressant à M. de Clugny, sur un tel ton d’autorité, qu’on eût cru entendre un ministre donnant ses instructions à un intendant de province. « Je riais à part moi de ce ton, dit l’abbé de Véri, et quand je lui en fis l’observation, après le départ de M. de Clugny, il en fut tout surpris. Il n’avait vu que la chose sur laquelle son cœur s’était échauffé, sans aucun retour sur ce qu’il n’était plus rien. »

Même noble désintéressement dans le dernier billet, daté du 18 mai, — six jours après sa chute, — qu’il écrivit au Roi pour refuser tout dédommagement pécuniaire autre que la pension de ministre[1] : « Si je n’envisageais, dit-il en terminant, que l’intérêt de ma réputation, je devrais peut-être regarder mon renvoi comme plus avantageux qu’une démission volontaire, car bien des gens auraient pu regarder cette démission comme un trait d’humeur déplacé… et moi-même j’aurais toujours craint d’avoir mérité le reproche que je faisais à M. de Malesherbes. J’ai fait, sire, ce que je croyais de mon devoir, en vous exposant, avec une franchise sans exemple, les difficultés de la position où j’étais et ce que je pensais de la vôtre[2]. Tout mon désir est que vous puissiez toujours croire que j’avais mal vu et que je vous montrais des dangers chimériques. Je souhaite que le

  1. Œuvres de Turgot, avec des notes de Dupont de Nemours.
  2. Allusion évidente à la lettre du 30 avril ci-dessus reproduite.