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preuve de fermeté en n’accordant qu’une part de ce que réclamait sa femme : le prochain départ de Turgot, une lettre au comte de Guines pour panser sa blessure et lui conférer le duché. Cette lettre, il l’écrivit sous l’œil soupçonneux de la Reine ; trois fois, elle la lui fit refaire, « ne la jugeant jamais assez favorable[1]. » Elle fut enfin rédigée en ces termes : « Versailles, 10 mai. — Lorsque je vous ai fait dire, monsieur, que le temps que j’avais réglé pour votre ambassade était fini, je vous ai fait marquer en même temps que je me réservais de vous accorder les grâces dont vous êtes susceptible. Je rends justice à votre conduite, et je vous accorde les honneurs du Louvre, avec la permission de porter le titre de duc. Je ne doute pas, monsieur, que ces grâces ne servent à redoubler, s’il est possible, le zèle que je vous connais pour mon service. Vous pouvez montrer cette lettre. — Louis[2]. »

C’est, comme on voit, une capitulation complète, et rien n’est plus tristement instructif sur l’humiliante faiblesse d’un prince qui, à quelques semaines de distance, se déjuge publiquement avec cette docilité complaisante. « Le Roi, observe Mercy-Argenteau, se trouve ainsi dans une contradiction manifeste avec lui-même. Il se compromet, et il compromet tous ses ministres, au su du public, qui n’ignore aucune de ces circonstances, et qui n’ignore pas non plus que tout cela s’opère par la volonté de la Reine et par une sorte de violence exercée de sa part sur le Roi. » Le scandale provoqué par cette palinodie se mesure au retentissement qu’elle eut dans l’opinion. Les amis sincères de Louis XVI se montrèrent « consternés, » partagèrent le chagrin de Mercy-Argenteau et de l’Impératrice. « Les Choiseul, » en revanche, exultèrent. C’était, depuis l’exil de d’Aiguillon, la première victoire du parti ; ils l’accueillirent avec ivresse. « Que d’événemens, que de surprises, et je peux ajouter que de joie et de plaisir ! s’écrie la marquise du Deffand[3]. Ce qui m’en a fait le plus, c’est le triomphe de M. de Guines. J’y vois non seulement tout ce qu’il a de brillant, de flatteur, de charmant, mais j’y vois mille autres choses, qui s’étendent bien loin ! » La duchesse de Choiseul, à quelques jours de là, appuie

  1. Dépêche de Mercy-Argenteau du 16 mai 1776. — Correspondance publiée par d’Arneth.
  2. Ce billet du Roi est renfermé dans la lettre du comte de Guines à Mme du Deffand du 14 mai 1776. — Correspondance publiée par M. de Lescure.
  3. Lettre du 14 mai 1776. — Édition Lescure.