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dans votre ministère une confusion dont on espère profiter. » Il menaçait de se démettre, au cas où le Roi jugerait bon de conserver dans la carrière un homme qui, disait-il, « a trop prouvé que sa vocation n’est pas pour être ambassadeur… Je n’entends rien aux tracasseries. Insuffisant à un genre de combat qui m’est nouveau, je supplie Votre Majesté de me permettre de le refuser et d’offrir le sacrifice de la place dont Elle m’a honoré au respect de son autorité et à mon attachement inviolable pour sa gloire. »

C’est au milieu de ce débat que l’arrivée du personnage à la cour de Versailles venait apporter au conflit une acuité nouvelle. Guines était renseigné ; il savait Turgot ébranlé ; ce fut contre Turgot qu’il dirigea l’effort de ses amis. L’assaut fut rude, mené avec adresse, à la muette et dans l’ombre, sans qu’aucun bruit donnât l’éveil à celui qu’on visait. La Reine, à qui l’on avait fait la leçon, semblait, assure le comte de Creutz, indifférente à la querelle de Guines, affectait en public de ne lui point adresser la parole. « On le croyait abandonné, « tandis que la « cabale » travaillait pour sa cause avec une ardeur acharnée[1]. Tous les moyens furent jugés bons pour échauffer Louis XVI. On alla même, d’après le témoignage de Dupont de Nemours, jusqu’à forger, en imitant son écriture, des lettres de Turgot, pleines de sarcasmes injurieux à l’égard de la Reine, de paroles blessantes sur le Roi. « Toute cette correspondance était portée à Louis XVI ; il la communiquait à M. de Maurepas, qui n’exprimait point, on le pense bien, des doutes trop fermes sur son authenticité. » Mais l’arme la plus efficace fut l’obsession tenace de Marie-Antoinette. Elle harcelait jour et nuit son époux, passant des larmes aux menaces, de la douceur à la colère. Sa véhémence dépassa toute mesure. Non contente d’exiger, sous forme d’un titre ducal, une éclatante réparation pour l’ambassadeur révoqué, elle voulait que « le sieur Turgot fût chassé » le jour même où Guines recevrait cette faveur. Elle alla jusqu’à demander que le contrôleur général fût envoyé à la Bastille. « Il fallut, dit Mercy, les représentations les plus fortes et les plus instantes pour la détourner d’insister sur une pareille folie[2]. »

Louis XVI, devant un tel emportement, pensa sans doute faire

  1. Dépêche du comte de Creutz à la cour de Suède, du 12 mai 1776.
  2. Dépêche de Mercy-Argenteau du 16 mai 1776. — Correspondance publiée par d’Arneth.