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une sorte de Riviera administrative, fief et terre-promise pour tout le corps bureaucratique, une manière de Paris septentrional où, du Sud même de l’Empire, les femmes des fonctionnaires sont avides de venir prendre le chic de l’élégance et de la mode, s’y débarrassant vite des toilettes écharpées de rouge qu’elles arboraient à leur arrivée. Non seulement leur fierté martiale serait humiliée de l’abandonner, mais le sentiment religieux de l’élite théocratique et de la masse superstitieuse serait blessé, resterait inquiet. Interrogez aujourd’hui même des gens de culture moyenne et vous constaterez que depuis plusieurs siècles l’orthodoxe Russie est accoutumée à s’imaginer les Polonais comme « des diables » terribles, perpétuellement agités et querelleurs, libertins, papistes mi-païens mi-dévots dont l’indépendance serait un danger continuel pour la vraie foi à laquelle on a l’orgueil d’avoir élevé des autels à Varsovie : le pays de la Vistule est considéré dès lors comme une marche religieuse autant qu’une marche militaire. Les Polonais ne constituent point pour les Russes une nation distincte de la leur ; tout au plus représentent-ils une « nationalité, » terme très vague indiquant des aspirations indécises sur des points de langue et de religion, voire de self-government, pour une région géographique particulière de l’Empire. Il ne peut être question d’en tenir compte que pour modérer les dangers révolutionnaires et donner quelque satisfaction à l’opinion publique libérale de certains grands États européens. La question polonaise pour les Russes de tous partis n’est pas une question de nation, mais une « affaire » diplomatique.

Tout au contraire, les Polonais ont le sentiment plus vif que jamais d’être une nation au même titre que les Russes, envisagés presque par eux comme également soumis à un pouvoir étranger mi-allemand mi-asiatique. Ce sentiment a même pénétré, depuis trente ans, dans la masse du peuple des villes et des paysans autrefois indifférens : après 1863, Milutine, pour les russifier en les séparant à jamais des classes élevées, leur avait distribué des terres, mais, à l’inverse de ce qu’il avait calculé, depuis qu’ils sont propriétaires, ils sont devenus patriotes, ils s’adonnent à une culture séparatiste, lisent en grand nombre les romans historiques et les brochures nationales. Il y a aujourd’hui solidarité entre tous les Polonais. Le malheur, en les retrempant, les a rebaptisés frères chrétiens. De là une plus