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peuple n’est pas mûr pour la liberté. Et puis le socialisme de combat, toujours faussé par la politique, ne mène à rien. Nous autres, au prix des plus cruelles difficultés, nous avons créé une œuvre qui vit, qui nous fait vivre, qui a donné déjà des résultats inespérés… Venez voir notre petite maison ! » Alors avec un orgueil touchant, ils me montrèrent leurs ateliers. On fit fonctionner devant moi la machine Marinoni qu’on venait d’acheter. On me mit dans le creux de la main les lamelles de plomb des caractères, on m’exhiba des factures commerciales, des brochures, de gros livres de sociologie, voire des romans imprimés par le phalanstère, — et l’on me signalait avec insistance la qualité du papier, l’élégance de la composition, le tour artistique des en-têtes et des culs-de-lampe. Attendris devant leur œuvre, ils me disaient : « N’est-ce pas, que nous pouvons rivaliser avec les meilleures imprimeries de Barcelone ?… Mais vous n’imaginez pas le mal que cela nous a coûté, pour en arriver là ! » Sur quoi, ils m’apportèrent une jolie plaquette, où, dans un style naïf et gauchement emphatique, l’un d’eux a raconté les étapes de l’entreprise, les angoisses et les tribulations de la première heure. Je ne sais si je m’abuse et si l’on jugera ridicule le rapprochement ; mais, en parcourant ces pages si humbles et si vaillantes, si débordantes de foi dans un avenir de justice, je ressentis quelque chose de l’émotion qui m’avait soulevé jadis, en lisant le Journal de Bernal Diaz, ce soldat castillan qui suivit Cortez au Mexique et qui, rentré au logis, d’une plume familière et gaillarde, écrivit, pour ses compagnons de guerre, le récit de leurs batailles et de leurs souffrances communes.

Avec un peuple de travailleurs aussi actifs et aussi intelligens, il n’est pas étonnant que la Catalogne soit prospère. Il suffit du coup d’œil le plus rapide sur Barcelone, pour s’apercevoir de cette prospérité : les murs suent la richesse. Les Barcelonais se vantent d’ailleurs de nourrir tout le reste de l’Espagne avec les seuls impôts qu’ils paient au Trésor. En tout cas, les grosses fortunes abondent aussi bien dans la province que dans la capitale. Quelqu’un me disait : « Chez nous, on ne compte pas par pesetas, on compte par douros, comme en Amérique, par dollars ! » — Le fait est que les hôtels particuliers, les magasins et les cercles étalent une opulence extérieure qui annonce la présence ou la clientèle d’une aristocratie industrielle et financière des plus cossues. La pierre de taille, le fer et le bronze,