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l’abbé Terray : « Pendant mon ministère j’ai fait le mal bien, et M. Turgot fait le bien on ne peut plus mal. »

Aussi voit-on bientôt une pluie de récriminations, de plaintes au sujet des édits, s’abattre sur le parlement, lequel profite de l’occasion pour satisfaire ses vieilles rancunes. Un arrêt dogmatique émané de ce corps rappelle les lois fondamentales de la société, « ébranlée en ce moment par des esprits inquiets, » recommande aux vassaux, aux paysans, aux artisans, de ne se point écarter de leurs devoirs d’obéissance, « dont nul fantôme de liberté ne peut ni ne doit les relever. » Cet arrêt, d’après les on-dit, devait être bientôt suivi de remontrances au Roi, pour dévoiler les conséquences des « prétendues réformes » et dénoncer solennellement « au tribunal de la nation » le mal déjà fait à la France par le contrôleur général.

Les méfaits dont on accusait les réformes réalisées redoublaient la défiance à l’égard des nouveaux projets que Turgot portait dans sa tête et que l’on soupçonnait vaguement, sans en savoir au juste la nature. Mieux renseignés que les contemporains, nous en connaissons les grandes lignes. Un mémoire rédigé, ébauché plutôt, par Turgot, peu de semaines avant sa chute et publié après sa mort par Dupont de Nemours, nous a livré le fruit secret de ses méditations. Ce programme gigantesque comportait une refonte complète de l’ancienne administration française, un système ingénieux d’assemblées électives, paroissiales, provinciales, urbaines, couronnées au sommet par une manière d’assemblée nationale qui siégerait à Versailles et que Turgot appelait « la grande municipalité, » une assemblée qui n’aurait point de pouvoir politique, et dont la fonction essentielle serait d’organiser et de répartir l’impôt. Par ce système affirmait hardiment Turgot, « au bout de quelques années, le Roi aurait un peuple neuf et le premier des peuples. Le royaume s’embellirait chaque jour comme un fertile jardin. L’Europe, rire, vous regarderait avec admiration et respect. » A quel moment précis ce document fut-il communiqué au Roi, la chose est incertaine ; mais il est établi que Louis XVI en eut connaissance et qu’il ne crut guère à l’âge d’or que prophétisait son auteur, ainsi qu’en témoignent ces lignes inscrites par lui en marge du mémoire[1] : « Le passage du régime aboli au régime

  1. Mémoires de Soulavie. — Les Réformes de Louis XVI, par Sémichon.