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d’un côté, vous de l’autre, c’est bien vous que j’embrasserais. Le monde n’est pas si enchanteur que votre cœur ! »

Par malheur, ce monde, violemment arraché de son âme, a laissé dans la plaie des débris qui n’en sortiront que lentement, au prix de nouvelles souffrances. Jules, son frère d’adoption, l’ami de bronze, fidèle jusqu’à la mort, qu’elle a placé tout d’abord à côté, puis au-dessus de Marie de Maistre dans sa confiance, Jules la délaisse à son tour aussi brusquement et de façon moins explicable encore. Il y a là pour nous, en effet, une seconde énigme psychologique que Barbey, en la posant devant nous, n’a pas mieux éclairée que la première. Nous l’avons dit, rien ne prouve qu’il ait eu part directe au conflit des trois cœurs de femmes dont il nous a révélé la déplorable issue. Prit-il pourtant, dès le lendemain, le parti de la baronne ? Il est certain qu’il ne donna plus jamais de ses nouvelles à celle qu’il appelait la veille sa sœur d’adoption et dans la vie morale de laquelle il avait tenu pour un moment tant de place. Cruelle conclusion d’une aventure si chevaleresque à son origine et conclusion mal aperçue jusqu’ici parce que d’Aurevilly, publiant avec Trébutien les Reliquiæ d’Eugénie, en a écarté d’abord avec soin tous les passages où transparaissait sa désertion. Plus tard Trébutien, brouillé avec Barbey, rétablit ces fragmens dans l’édition des Lettres donnée par lui seul en 1862, mais il laissa en blanc le nom du coupable. L’attitude de Jules resta donc ignorée de maint lecteur, puisque le dernier et fort délicat analyste de la pensée d’Eugénie a pu écrire que son confident parisien ne cessa pas un instant de rester en communication avec elle et que, pour la pieuse fille, ce fut une consolation de suivre pas à pas les progrès religieux de son ami[1].

La réalité est bien plus amère. « Elle et vous, dit une note parisienne d’Eugénie, le 19 juillet 1841, il n’y a que deux personnes d’un je ne sais quel charme pour moi, bien durable et bien profond. » Il s’agit de Mme de Maistre et de d’Aurevilly. Moins de trois mois après, elle avait fait défaut : trois mois encore, et l’abandon de vous sera une chose consommée. En janvier 1842, Eugénie envoie à Barbey une notice généalogique qui fut publiée

  1. Les dates mêmes s’opposent à cette dernière hypothèse, car Eugénie est morte en 1848, et si Barbey se pose en catholique vers 1817, c’est une conversion de tête et de politique dont il s’agit à ce moment. Il lui faudra près de dix ans pour arriver, sous d’autres influences, à la pratique religieuse.