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III

Le décor change ; cette foule de miséreux qui remplissait le devant de la scène a disparu. Nous sommes en plein luxe. Des lumières, des cristaux, des fleurs, tout l’appareil de la vie riche qu’on appelle complaisamment la haute vie. Des valets poudrés, en bas de soie et en livrée, tournent discrètement autour de la table où sont assis des hommes en habit noir et des femmes décolletées. Regardez-les bien et, sous leur déguisement fashionable, vous reconnaîtrez les traits distinctifs du Ghetto : traits du visage et traits du caractère. Cependant, il y a de grandes différences entre ces Juifs du West End et ceux que nous venons de quitter. Il est à peine nécessaire de dire qu’ils parlent l’anglais très couramment. C’est à peine si, de loin en loin, une locution inattendue trahit l’origine exotique, ou si un accent un peu lourd, dont il serait malaisé de préciser le lieu d’origine, vient, périodiquement, épaissir certaines syllabes. Leur intérêt, d’accord avec leur vanité, est de se faire prendre pour des Anglais authentiques et de faire oublier qu’ils sont Juifs. L’oublient-ils eux-mêmes ?

L’artiste cosmopolite qui s’est fait applaudir dans toutes les capitales et que les belles chrétiennes, — ou soi-disant telles, — d’Europe et d’Amérique ont enivré de leurs flatteries, s’inquiète peu de la Thora et est parfaitement capable de manger du pain ordinaire le jour de la Pâque, ou du jambon le jour du grand jeûne annuel. Mais le banquier juif réprouve tacitement cet état d’indifférentisme. Il attend encore beaucoup d’avantages de sa solidarité avec ses coreligionnaires et des forces latentes que le Ghetto tient pour lui en réserve. Sur la table des Goldsmith, — c’est ainsi que l’auteur nomme les maîtres de la maison où il nous introduit, — on ne sert que des viandes kacher, c’est-à-dire des viandes orthodoxes, provenant d’animaux tués suivant les prescriptions de la loi et débitées par des boucheries spéciales. Les Goldsmith font ainsi leur salut sans avoir à s’en occuper : l’ironique Zangwill veut qu’une femme de charge, très bonne catholique elle-même, veille pour eux à tous ces détails. Les Goldsmith et leurs amis subventionnent les écoles juives et administrent la synagogue. C’est par-là que le financier de second ou de troisième ordre se glisse dans l’intimité des grands Juifs