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l’a décorée du nom de « vie active, » de « vie intense, » comme si le penseur, le chercheur, le grand savant, le grand théoricien, le spéculatif, l’artiste, le poète, le philosophe, le moraliste étaient des inactifs, des « oisifs » traînant une vie de faiblesse et de langueur. La formule du XIXe siècle qui résume tout, explique tout, justifie tout, c’est : lutte pour la vie, pour la vie matérielle bien entendu ; on ne parle pas, et pour cause, de lutte pour la vie intellectuelle ou morale, car il faudrait dire, au contraire : accord pour la vie. Mais on ne se soucie plus d’accord ni d’union entre tous, on ne se soucie que du succès pour chacun ou pour le groupe dont on fait partie.

C’est ainsi que, dans le dernier siècle, la valeur économique des choses matérielles a augmenté beaucoup plus rapidement que la valeur intérieure des hommes. Le progrès des sciences positives, en produisant le perfectionnement rapide de la technique, a provoqué un développement matériel tellement en avance sur le progrès moral, que la contradiction a fini par éclater entre les choses et les hommes, entre la civilisation du dehors et la barbarie du dedans. Pour parler comme Marx, l’infrastructure matérielle a tout conquis aux dépens des supra-structures idéologiques (car les marxistes parlent comme Bonaparte). La « technique, » simple effet de la découverte spéculative et simple moyen pour une fin supérieure, est donc bien devenue une « fin en soi. » Peu importe ce que moud le moulin à bras ou ce que moud le moulin à vapeur ; ce dernier a plus de rendement net : cela suffit. C’est toujours le même grain que la terre nous donne, heureusement, quel que soit le moulin ; mais est-ce le même grain que nos têtes produiront avec n’importe quel genre d’instruction ou de gouvernement ? C’est ce dont on n’a cure. Pourtant, il y a des choses, et les plus essentielles, qui ne peuvent être le résultat d’un procédé et qui sont l’œuvre des personnes : ce sont les choses intellectuelles et morales. Le matérialisme historique les ignore.

Pour résumer le tout en une formule germanique, le perfectionnement de l’objet n’a fait, au dernier siècle, que mettre en évidence l’imperfection du sujet. Le plus important de la tâche reste donc à faire pour la démocratie : appliquer aux sujets pensans eux-mêmes cette perfection de méthode, de science et de technique qui, jusqu’ici, a si bien réussi pour les objets. Après avoir construit de si parfaites machines, il s’agit d’assurer