Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 54.djvu/323

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des autres, il comprend mal leurs rapports, qu’il ramène à ceux d’une collection numérique.

Cette sorte d’atomisme moral et social s’était déjà montré à Athènes. Même dans le domaine de la pensée, la doctrine qui parut finalement la plus claire aux Grecs, ce fut l’atomisme. De petits morceaux insécables de matière, de petits individus s’agrégeant et s’associant dans le temps et dans l’espace, quoi de plus lucide pour l’imagination ? La nature s’explique alors avec une facilité étonnante : c’est une question de « gauche, droite ! » Les atomes s’accrochent et le monde se fait. L’individualisme démocratique de notre époque transporte une conception non moins « claire » et non moins rudimentaire dans le monde moral et social : chaque individu devient un atome qui, selon son bon plaisir, s’accroche ou ne s’accroche pas à l’atome voisin. On additionne les atomes : c’est le suffrage purement numérique. Toute idée d’organisme stable est écartée comme attentatoire à l’autocratie de l’individu. Rendre tous les groupemens éphémères, comme des tourbillons de sable qui montent ou tombent selon le vent, voilà l’idéal. Chacun n’est plus tenu par rien et ne sera bientôt plus tenu à rien. Moi, dis-je, et c’est assez !

La liberté individuelle, premier terme de la devise républicaine, a pour inévitables conséquences des abus que son essence même l’empêche de prévenir ; l’entière liberté de l’individu devrait donc avoir son contrepoids dans son entière responsabilité envers la nation dont il est solidaire. Exalter la liberté individuelle au sens purement négatif de Mill et de Spencer, c’est, selon le mot d’un Anglais, comme si on exaltait la force centrifuge du système solaire en écartant la force centripète. « Laisser faire « toutes les libertés, rien de plus facile ; organiser toutes les responsabilités, rien de plus difficile.

Quant à l’égalité, second terme de la devise républicaine, les individualistes s’en font une idée non moins fausse que de la liberté. Qu’est-ce que la Révolution a voulu proclamer ? L’égalité de tous les citoyens devant la loi, c’est-à-dire le droit de tous les individus à être traités également pour des actes égaux, inégalement pour des actes inégaux. Cette proportionnalité ne doit pas être confondue avec l’égalité brute, qui ne met en ligne de compte ni la différence des mérites, ni celle des intelligences ou des volontés. L’égalitarisme individualiste, aujourd’hui à la mode dans les démocraties, est, sous son faux nom, le triomphe