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pas jusqu’à l’eau qui n’ait changé dans les villes, presque toutes abreuvées aujourd’hui d’eau pure captée à la source ; tandis que les Parisiens mêmes buvaient, il y a cent ans, l’eau de Seine, souvent trouble, que 2000 porteurs distribuaient à domicile.

Quelque peu potable que fût l’eau de Seine à 2 sous la voie, elle était moins dangereuse peut-être pour la santé que l’eau-de-vie à 0 fr. 10 le petit verre. Paris est loin pourtant de tenir le premier rang pour l’usage de l’alcool ; la consommation par tête, dans la banlieue, dépasse des trois quarts celle de la métropole ; celle d’une dizaine de départemens de l’Ouest est double, celle de la Seine-Inférieure est triple. Ici l’alcool est une passion morbide ; partout il est le fléau populaire ; les classes bourgeoises en sont chez nous à peu près indemnes. Et, puisqu’il sévit principalement sur les moins fortunés de la nation, il serait possible de l’enrayer, comme a fait l’Angleterre, en renchérissant encore l’eau-de-vie par l’impôt.

Le goût des spiritueux est moderne. Nos pères, qui n’avaient pas à craindre de voir frelater leur « esprit-de-vin, » puisqu’il n’en existait pas d’autre, ne le buvaient guère pur, mais seulement dosé dans des liqueurs assez douces. Lorsque l’antique hypocras, vin épicé, délices des richards au moyen âge où il coûtait 8 et 10 francs le litre, fut devenu moins élégant, — sans doute lorsqu’il se vendit meilleur marché, — la mode le remplaça par le populo, le rossolis, puis par le Parfait amour ou le Ralafiat, à 10 francs la bouteille. Les boissons du xviiie siècle, suaves comme leur nom, Huile de Vénus ou Crème des Barbades, ont été remplacées par les amers et par l’absinthe, ce dépotoir des « queues de distillation, » sursaturé d’essences, dont il se boit le double de toutes les liqueurs réunies.

Ce n’est pas la cherté de l’eau-de-vie, — 2 à 3 francs le litre de 1600 à 1790, — qui l’aurait empêchée de se répandre à cette époque parmi les riches ; et ce n’est pas non plus le bas prix des alcools d’industrie qui sollicite maintenant le peuple à en boire, puisque les trois-six sont rehaussés déjà par l’impôt au prix des eaux-de-vie de vin du temps jadis. Le triplement de la consommation en soixante ans, — de 500 000 à 1 500 000 hectolitres, — vient de la hausse des salaires ; l’absorption de l’alcool étant pour nombre de prolétaires le luxe le plus urgent.

Dans ce livre cité plus haut, — « l’An 2440, » — Mercier faisait dire par le citoyen du xxve siècle à celui du xviiie :