Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 54.djvu/297

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mais le suif rare ; d’où provenait, par une suite naturelle, le bon marché des souliers et la cherté des chandelles.

Jusqu’au premier quart du XVIe siècle, la chair de boucherie fut une nourriture populaire, en raison de son prix minime par rapport à celui des autres denrées et au taux des salaires ; comme à dater du règne de François Ier sa cherté relative contraignit les petites gens à y renoncer, il s’établit dans nos contrées cette opinion singulière que la viande est nourriture de riche ; bien qu’il n’en eût rien été antérieurement et qu’à l’heure présente, sur la surface du globe, notamment en pays encore peu cultivés et adonnés au pâturage, il existe des millions d’hommes que l’absence d’autres comestibles oblige à se nourrir presque exclusivement de viande… faute de mieux.

Cette viande « naturelle » était aussi celle que mangeaient nos aïeux ; ils semblent jusqu’à la Renaissance en manger beaucoup, à ne regarder que le chiffre global des animaux. Mais ces statistiques locales de jadis ne sont qu’un trompe-l’œil, même lorsqu’elles distinguent les sortes abattues dont la consommation respective a beaucoup varié : à Paris, en 1600, la proportion était de 10 veaux ou moutons pour un bœuf ; en 1780, elle était pour un bœuf de 4 moutons et 2 veaux. Au temps où les trois quarts du sol étaient en friche ou en jachères, où les animaux domestiques cherchaient indifféremment leur subsistance dans les forêts ou dans les cités, de sorte que ce fut un grand progrès édilitaire d’empêcher les porcs de vaguer librement par les rues, comme les chiens, et que la réforme ne s’opéra pas sans résistance, on pourrait croire que le bétail pullulait. De fait, il ne devait pas être si nombreux, puisque les bestiaux « en location, » — forme de propriété inconnue de nos jours, — rapportaient au bailleur jusqu’à 30 pour 100 de leur valeur vénale.

Mais quelle était la viande de ces types ultra-maigres et, pendant six mois d’hiver, à peu près squelettiques ? Certes, dans la France de 1909, il est encore des sortes à tous prix, depuis le bœuf préparé dans des herbages de choix jusqu’à la vieille vache militaire que notre démocratie réserve à ses enfans sous les drapeaux, et depuis le veau presque artificiel, élevé pour la table parisienne, jusqu’au veau sanguinolent, massacré à l’âge de quinze jours. Mais la moyenne n’est pas du tout comparable à ce qu’elle était sous Henri II ou sous Louis XIV, et ce n’est plus qu’au figuré que nos contemporains peuvent « manger de la vache enragée. »