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leur des poussiéreux le sac, la marmite de cuivre, un tas d’ustensiles qui doivent peser lourd. Matin et soir, des soldats défilent ainsi, rappelant la bataille récente, la chute du vieux Sultan, l’état de siège qui se prolonge… Et comme pour les saluer, éclate, imprévue et tonitruante, sous les platanes en boules vertes du jardin, la marche de Sambre-et-Meuse.

Cinq heures : le concert des cuivres va durer jusqu’à minuit. Pour finir le vacarme et trouver la fraîcheur, j’irai sans doute, après-dîner, du côté du Bosphore, dans les rues tranquilles où le courant d’air du détroit est plus sensible, où les grands acacias en pleine fleur embaument la nuit étoilée. Et demain, avec le bon M. Bareille, je reverrai les cyprès d’Eyoub, le palais de Justinien, les vieux turbés aux faïences plus belles que des pierreries, — à moins que je ne reprenne le tcharchaf de Mme Ange pour me promener dans une araba campagnarde à Kadikeuy ou à Gueuy-Tépé.

Non. Demain, à cette heure, je serai sur un paquebot, au large de Stamboul, cinglant vers la France. Il est fini, mon beau songe d’un printemps turc ! Il est venu, le suprême soir de ce voyage qui fut tragique, étrange, drôle et charmant, — inoubliable. Ah ! que de pays, que de choses, que de figures, que d’âmes se sont révélées à moi, en quelques semaines ! Quelles images merveilleuses, quel trésor de souvenirs j’emporterai.

Mes malles sont ouvertes. Sophie, mon Arménienne, si curieuse des suspendus, plie mes robes et demande les papiers et les livres « pour ranger. » Mais jusqu’à demain, je ne veux pas fermer mon journal de voyage. Je veux garder l’illusion que ces préparatifs ne sont pas ceux du grand départ, et que je reviendrai bientôt, après une excursion à Andrinople ou une visite chez Mélek Hanoum.

Et je relis, en les feuilletant, ces notes hâtives. J’ai oublié sans doute bien des détails intéressans, et j’en ai passé d’autres sous silence, par une discrétion nécessaire — plus nécessaire ici que partout ailleurs. J’ai changé des noms trop connus, j’ai tu des confidences trop dangereuses ; je n’ai pas dit tout, mais je n’ai rien dit qui ne fût strictement vrai. Peut-être mes amis Turcs dont j’estime les grandes qualités et le sincère désir de progresser, me pardonneront-ils d’avoir souri, quelquefois, au lieu d’admirer aveuglément. On me dit qu’ils sont très susceptibles, très orgueilleux, qu’ils ne comprennent pas l’ironie française, l’ironie