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Un peu avant sa mort, Bédia épouse le beau capitaine Maïl bey. Elle a déjà vingt et un ans ; elle est presque vieille. Maïl bey est musicien aussi. Il joue du luth, mais il n’aime que les morceaux légers. La musique sérieuse le fait bailler. Enfin, il imite son beau-père, en dévorant la dot de Bédia, « au lieu d’acheter des immeubles de rapport, » et il se révèle alcoolique ! C’est le troisième ivrogne de la famille.

Il pousse l’infamie jusqu’à tromper sa femme avec la danseuse Haloula, fille de la juive Naoumé, et il donne à sa maîtresse les bijoux de Bédia. La pauvre délaissée et la danseuse triomphante se rencontrent dans une fête… Haloula, qui n’a pas mauvais cœur, prie Bédia de lui pardonner. Elle aime sincèrement le capitaine Maïl bey. Et elle explique qu’elle a connu la misère, que les hommes ont abusé de sa détresse, au lieu de la secourir, et qu’elle danse pour gagner sa vie.

« Oui, il y a eu des jours où ma mère, tenant un de mes frères par la main et moi, en portant sur le dos un autre emmailloté, nous avons tendu notre main glacée par le froid aux passans. On ne nous fit même pas l’aumône de quelques paras. Tandis que lorsque je n’avais que douze ans, après avoir joué du tambourin je le faisais circuler et des pièces blanches et des medjidiés pleuvaient dedans. Pour un frissonnement (sic) pendant la danse, pour un sourire on m’ornait le front de pièces d’or. Cet or nous a permis de manger à notre faim, ce que nous voulions, et de prendre une bonne pour les enfans. Ils ont maintenant une gouvernante… »

Cette Haloula a des sentimens fraternels qui devraient attendrir Bédia. Mais celle-ci lui répond que tous ces discours sont de la sophistique, que la femme honnête se contente de manger du pain sec, fruit de son travail.

« Haloula sentait en elle-même combien la femme de son amant lui était supérieure. Elle était anéantie. »

Enfin, à bout de souffrances, Bédia quitte le domicile conjugal et se réfugie chez son frère, en emportant son cher luth. Elle est très malade, et Chémi s’occupe activement de la faire divorcer. Maïl bey, qui n’a plus le sou, demande son changement de garnison et se fait envoyer à Salonique. Mais « une nuit qu’il avait vidé un gallon de raki, il eut une hémorragie par la bouche qui provoqua sa mort. »

Jusqu’ici, cette histoire ressemble à un roman anglais, où