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sommes rentrées dans le salon peint à la chaux bleue, où la lampe file, où la dame de Salonique, demi-vêtue, fume, accroupie sur un matelas, la petite esclave nous dit :

— Quand il a entendu que vous parliez français, cet homme, il a dit : « Voilà des femmes qu’on devrait embrocher… »

Mme Ange est pâle de terreur rétrospective.

— Vous voyez, chère amie, comme le peuple est animé contre nous… Oh ! tout ça, c’est la faute des réactionnaires, des fanatiques, des méchans hodjas, pas civilisés du tout !

Elle soupire et conclut par cette phrase extraordinaire :

— Nous aurons liberté quand on aura tué tous les hodjas comme on a tué tous les curés à Paris. ! ! !


Quelques figures de dames turques.


Mme L… Pacha. Une grande jeune femme presque blonde, au teint de fleur, aux larges yeux de ce gris nuancé qui verdit dans l’ombre et bleuit à la lumière. Le profil aquilin, très délicat, rappelle un peu celui de la belle actrice parisienne Andrée Mégard.

Cette jeune femme me reçoit dans le cabinet de travail de son mari, — une pièce petite et sobre, de style moderne viennois, — car L… Pacha a supprimé dans la maison la division traditionnelle en haremlik et selamlik.

Le beau visage, la robe d’intérieur rose, garnie de guipure et de velours noir, le langage pur, aisé, sans accent, me font penser à la Djénane de Pierre Loti. Mais Djénane, paraît-il, était une créature à demi chimérique et les dames de Stamboul lui refusent toute existence réelle… — Mme L… Pacha sourit doucement quand je lui parle d’une ressemblance physique avec la romanesque Désenchantée.

— Des Désenchantées ? Il y en avait quelques-unes à Stamboul, et ce n’étaient pas les plus intéressantes parmi mes compatriotes. Le livre de Loti en a fait éclore des douzaines. Oui, beaucoup de dames ont appris qu’elles étaient fort malheureuses. Elles ne s’en doutaient pas, avant d’avoir lu le roman. Pour moi, je me contente de ma destinée… Chacune de nous porte son bonheur en elle-même.