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faite homme, Selma Hanoum eût tenu un rôle important dans l’histoire de son pays.

— Comme nos projets ont été changés ! Je voulais vous recevoir chez nous, à Makrikeuy… Et deux jours avant votre arrivée, il y a eu cette sédition des soldats…

Elle me raconte que ces événemens ne l’avaient pas surprise. La dame de Salonique qui va partout, sait tout et devine tout, à l’abri du tcharchaf, avait aussi prévu la réaction, et elle était allée au Comité pour engager les Jeunes-Turcs à veiller sur l’état d’esprit des troupes et les manœuvres des hodjas. Mais on avait ri de cette fâcheuse Cassandre.

Le matin du 13 avril, Ahmed-Riza bey, comme d’habitude, était parti pour Stamboul, laissant à Makrikeuy sa sœur Selma et sa vieille mère malade. Quelques heures plus tard, Selma reçut un message incompréhensible pour elle : « Votre frère est en sûreté… » Elle comprit qu’Ahmed-Riza avait couru quelque danger. Peu après, un ami et une journaliste américaine, miss May de W…, vinrent lui confirmer la nouvelle. Entre temps, des soldats envahirent Makrikeuy et cernèrent la maison.

Selma Hanoum était restée seule avec sa mère, les servantes et miss de W… À travers les caffess ajourés, les deux jeunes femmes voyaient la bande hurlante des soldats qui criaient des menaces et des injures, et par un geste symbolique et sinistre, se passaient la main sous le menton, en imitant le va-et-vient d’un couteau dans une gorge ouverte. Dans le petit port tout voisin, une mouche à vapeur, sous pression, commandée par des amis dévoués, attendait les fugitives. Mais comment sortir ?

Je dis à Selma :

— Avec le tcharchaf et le voile, vous aurait-on reconnue ?

— Vous oubliez ma haute taille ! Je suis presque aussi grande que mon frère. Je suis peut-être la plus grande femme de Stamboul. Ah ! j’ai maudit cette stature imposante qui trahit mon incognito ! Une petite personne fluette glisse partout et passe inaperçue, mais une dame d’un mètre quatre-vingts ! on ne peut pas ne pas la voir ! Aujourd’hui encore, je n’ose pas aller dans les quartiers de fanatiques… On m’a tant calomniée !

Son regard, fier et doux, s’attriste. Elle murmure :

— Et pourquoi ? Jamais je n’ai excité mes compatriotes, mes sœurs, à commettre des imprudences. Jamais je n’ai cru que les réformes profondes des mœurs s’accompliraient en quelques