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bien de l’avoir été, — cet Orgon, « hébété » par la bigoterie, dont la caricature, traitée dans le ton de l’ironie haineuse, est, — comme Brunetière l’a bien vu, comme avec lui M. Faguet, M. Jules Lemaître, M. Gazier, M. Rigal l’avouent[1], — aussi importante au moins, aux yeux de Molière, que le portrait de Tartufe, — sinon plus. C’est un fait menu en soi, évidemment, que cette concordance entre l’intrigue du Tartufe, la chronique de Tallemant des Réaux et les archives authentiques de la Compagnie du Très-Saint-Sacrement ; mais comme cette concordance n’a pu être fortuite, elle nous oblige à penser qu’en composant l’Imposteur, Molière a eu, sinon directement en vue, au moins à la pensée, les confrères de MM. de Renty et de Bernières ; elle s’ajoute, pour les corroborer, aux autres faits propres à nous faire croire que Molière les avisés entre autres « dévots. »

Mais « entre autres, » dis-je, et pas eux seuls[2]. Il serait excessif et inexact d’affirmer que les deux grandes pièces « anticléricales » de Molière ne sont dirigées que contre la Compagnie du Saint-Sacrement. Lors même que Molière eût été mieux renseigné, comme faire se peut, sur ses dessous et sur sa force, que Guy Patin et le P. Rapin, que Colbert et Mazarin

  1. Brunetière, la Philosophie de Molière dans la Revue du 1er août 1890 ou dans les Etudes critiques, 4e série ; Gazier, ouvr. cité, p. 17 ; E. Faguet, Propos de théâtre, p. 179-181 ; l’Anticléricalisme, p. 72, 73, 78, 79 ; J. Lemaitre, articles cités, et particulièrement Impressions de théâtre, 4e série, p. 45-47.
  2. Sur cette question, Brunetière, que la psychologie de Molière et la nature de ses opinions religieuses passionnait (cf. l’article de la Revue du 1er août 1890), se proposait de revenir (cf. la Revue du 1er juillet 1903, p. 70). Dans ces derniers temps, l’auteur-acteur danois Karl Mantzius (Molière, trad. Maurice Pellisson, 1907, p. 212 et suiv.), persuadé que la Compagnie du Saint-Sacrement est précisément et uniquement l’ennemi visé par Molière, a embrassé cette idée avec une ferveur d’adhésion puérile contre laquelle son traducteur proteste avec raison (Introd., p. XII-XIV). Selon M. Mantzius, « la Société du Saint-Sacrement était devenue, comme il arrive toujours dans les sociétés dévotes, le refuge d’une foule de coquins et de scélérats de la pire espèce, qui, grâce à leurs mômeries pieuses…, dissimulaient leurs friponneries et leurs vices. C’est contre cette organisation funeste que fut dirigée la satire de Tartufe, etc. » MM. Eugène Rigal (Molière, 1908, t. I, p. 221-307, spécialement p. 233-235), Abel Lefranc (Revue des Cours et Conférences, 1906-1908), serrent de plus près et tentent avec plus de circonspection de résoudre ce petit problème d’histoire littéraire et morale, à l’aide des élémens solides réunis avec une grande exactitude, commentés avec une judicieuse prudence, par M. Allier dans la Cabale des Dévots (ch. XIX), à l’aide aussi de M. Gazier, Mélanges de littérature et d’histoire (1904), à l’aide enfin des notices d’Eugène Despois et de Louis Moland sur Tartufe et sur Don Juan, dans le Molière de la collection des Grands Écrivains, notices dont la documentation si riche est toujours d’un usage précieux et où de pénétrantes appréciations, appuyées sur des faits précis, ont presque toujours devancé les nôtres.