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fleur suprême d’une civilisation. De longues années, un long travail sont nécessaires pour une telle adaptation. Mais enfin, il y a la science, qui est ouverte à tous ! Les Turcs et les Égyptiens vont-ils se jeter dans la culture scientifique intensive, à la japonaise ? Vont-ils s’appliquer délibérément à n’être que des hommes pratiques et positifs, absorbés par la seule et unique tâche de créer une nation moderne, la mieux entraînée, la plus scientifiquement armée pour la défense et pour la lutte ? Évidemment ils le peuvent, s’ils en ont la volonté persévérante. Mais ils n’en sont pas encore là !

En attendant, ils ont de gros atouts dans leur jeu. Ces avantages, ils les doivent à ce qui subsiste encore de profondément réactionnaire, au sens le plus étroit du mot, dans l’âme des masses orientales. D’abord, leur patience[1], leur extraordinaire et invraisemblable patience, que nous prenons pour de la stupidité et qui n’est qu’une des formes de leur fatalisme, une sorte de résignation confiante à la volonté de Dieu. C’est cette patience qui leur fait supporter sans révolte toutes les exactions et toutes les tyrannies, qui leur a permis, jusqu’ici, de résister aux guerres et aux famines les plus meurtrières. Avec une pareille force de résistance, on vient à bout de toutes les épreuves, on défie les hommes et la durée. On arrive à se rendre non seulement tolérable, mais bonne tout de même, la vie la plus dure, la plus ingrate, ou la plus fastidieuse.

Lorsque je songe à cette patience musulmane, je me rappelle toujours, comme le type le plus parfait et le plus sympathique que j’en aie rencontré, un vieux Turc, fonctionnaire français, que tous les Algériens lettrés ont connu. Vit-il encore, je n’en sais rien. Mais pourquoi ne le nommerais-je pas ? C’est Si Ismaïl Ben-Hafiz, dont il s’agit, ce vieillard débonnaire qui, à la Bibliothèque d’Alger, avait la garde des livres et des manuscrits arabes. Ce n’était pas un Turc à proprement parler, mais un Coulougli, c’est-à-dire un métis de Turc et de Maure. Ce brave homme passait presque toute sa journée dans une petite salle obscure et froide, où brûlait, en hiver, un brasero de cuivre. Personne ne venait l’y déranger, sauf quelques Français arabisans. Ses coreligionnaires le méprisaient sans doute comme vendu

  1. Voyez encore l’Avenir de la Turquie, p. 308 et suiv. Ce livre, écrit voilà près de trente ans, a conservé toute sa fraîcheur. Il est à relire et à méditer, même au lendemain de la révolution turque, que l’auteur souhaitait, sans oser l’espérer.