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Et pendant qu’elle s’inquiétait et s’alarmait ainsi, lui, René, il bondissait sous l’attaque, et il écrivait à sa « chère sœur » cette lettre, l’une des plus belles qui soient sorties de sa plume, l’une de celles où il laisse le mieux percer le fond de sa nature :


Novembre 1811. — « La première lettre de ma sœur était bien triste ; heureusement, la seconde est moins sombre. Je ne voudrais pas causer la moindre peine à ma sœur, et, quand je lui vois un instant de tristesse et que je crois en être la cause, je suis désolé. Ma sœur veut que j’aie des amis ! Est-ce qu’on se les donne ? Notre caractère peut-il se changer ? Je suis au fond un vrai sauvage. Certainement, si j’étais libre, je vivrais dans la solitude la plus absolue. Toutes les fois qu’on a un goût dominant, on n’est propre qu’à cela. Je sens fort bien que je ne suis qu’une machine à livres. Sans rien exagérer et sans faire de roman, il me faudrait un désert, une bibliothèque et une miss, ou plutôt il aurait fallu. Du reste, je ne suis propre à rien, et me prêcher pour faire ceci, pour faire cela, c’est prêcher un malade ou un fou. Tout s’achète ; si j’ai quelque talent et un peu de gloire, la persécution et les dégoûts font le contrepoids. Au fond, j’aimerais mieux, si je le pouvais, avoir pour amis quelques-uns de mes pairs. Je déteste et méprise souverainement les gens de lettres. Je ne connais pas de plus vile canaille, les hommes d’un vrai talent exceptés, qui sont nobles de droit et pour toujours. Mais irai-je me jeter au cou du premier venu pour obtenir un ami ? Sortirai-je de mon apathie, de ma paresse, de mon insouciance, de ma bêtise accoutumée pour devenir un homme du monde et m’en aller visitant le genre humain ? Je le voudrais que je ne le pourrais pas. On ne force pas sa nature. Je pousse l’incurie jusqu’à ne pas répondre aux trois quarts des lettres d’admiration que je reçois, et je suis sûr que cela me fait une multitude d’ennemis de gens qui seraient mes chevaliers. Mais qu’y faire ? Si j’avais ma sœur pour secrétaire, cela s’arrangerait. Toutes les fois qu’on me parle d’un baptême ou d’un mariage, j’ai envie de pleurer. »


De telles lettres, de tels accens ne pouvaient manquer d’aller au cœur d’une femme trop bien préparée à les entendre. Par la pitié, par la tendresse, par l’admiration littéraire, par toutes les fibres de sa sensibilité, Mme de Duras se laissait prendre à ces