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ne dirais rien ; mais vous êtes dans le monde entourée de tous ceux qui ne sont guère en état d’apprécier la bonté de vos mouvemens. Pourquoi cette Mme de Noailles [Nathalie] dont vous êtes si entichée, s’est-elle vantée que la deuxième ou troisième fois que vous l’aviez vue, vous lui aviez écrit une déclaration d’amour. Et comment saurais-je cela, si elle ne l’avait pas dit ? Voilà comme vous vous livrez toujours à ceux qui ne sont pas dignes de vous, que vous montrez tout votre cœur à ceux qui vous cachent soigneusement le leur ou ne vous montrent que ce que vous aimez à trouver, et font comme ces marchands qui connaissent le goût de leurs chalands et ne déploient que les étoffes qui leur plaisent. Pour vous, ma chère, vous étalez tout votre magasin, et chacun en peut gloser à sa guise ; et comme dans le monde on tâche toujours de tourner en ridicule les qualités auxquelles il est difficile d’atteindre, on ne manque pas d’appeler votre chaleur de l’affectation ou du romanesque, de l’exagération…


Il est à croire que cet « assez long sermon » produisit le résultat attendu, car, peu de temps après, le 16 avril 1810, Mme de la Tour du Pin écrivait encore à Mme de Duras : « Ma chère amie, quelle longue et bonne lettre j’ai reçue de vous !… Que vous me faites de bien, ma chère Claire, de me parler comme vous faites de ce goût qui m’inquiétait tant ! Maintenant que vous m’avez rassurée et que je crois parfaitement à votre véracité, je n’en parlerai plus. » Mais le vent sans doute n’avait pas tardé à tourner ; car, à trois jours de là, l’amie grondeuse croyait devoir écrire la lettre suivante :


Au moins, ma chère, si je ne suis pas capable de sentir votre langage relevé et passionné, et si je prends l’expression de l’admiration pour celle de l’amour, avouez que je suis bonne pour faire les commissions ; comme il faut de tout dans ce monde, si chacun était au troisième ciel comme vous, il ne resterait plus personne pour faire la cuisine.

J’ai mis vos deux lettres sous enveloppe, et j’espère vous les faire lire dans dix ans et en rire avec vous ; je vous passe vos folies pourvu que vous ne donniez pas un spectacle à tout Paris, comme je crains bien que vous ne fassiez vraiment. Vous étiez en colère en m’écrivant… C’est bien du fond de votre cœur que vous me dites que je vous fais pitié. Je sais bien que l’amie sans charlatanisme ramenant tout au simple et combattant l’effervescence et l’éclat, peut être l’amie utile, mais n’est jamais l’amie agréable. Je vous aime, ma chère, assez pour vous dire la vérité, et cette tâche est souvent pénible, surtout quand vous en jugez mal le motif, comme vous avez l’ait. Je ne suis pas devenue « si étrangère au monde » que je ne sache parfaitement combien celui de Paris donne avec facilité des ridicules et juge mal les intentions les plus pures ; et quand vous vous enfermez avec Mme de Bérenger et M. de Chateaubriand, pourquoi tout Paris le sait-il le lendemain ? Ah ! ma chère, « admiration. » je le veux bien ; mais vanité, vanité toute pure ! Adieu, ne parlons plus de cela, et aimez-moi toujours un peu.