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l’or est le dieu et l’idole d’aujourd’hui, et pourvu qu’on ait de l’or, on s’embarrasse peu du reste. »

Nous ne savons ce que Mlle de Constant répondit à ce débordement d’enthousiasme ; mais nous avons du même temps une lettre un peu trop alarmée, peut-être, mais fort clairvoyante, de Mme de la Tour du Pin, cette amie de jeunesse qui devait être, toute sa vie, pour Mme de Duras, la plus raisonnable, la plus sincère et la plus avertie, et, en même temps, la plus spirituelle des directrices de conscience.


Bruxelles, ce samedi 1810. — Mon Dieu ! ma Claire, qu’il se passera encore du temps avant que vous ne soyez raisonnable ! Ne voilà-t-il pas une belle sentence avec laquelle je commence ma lettre ? Et pourtant cette vérité est partie du fond de mon cœur, à la lecture de votre aimable et bonne lettre, où, comme vous le dites vous-même, chère amie, vous me montrez votre cœur tout entier, mais ce cœur est bien jeune et serait si facile à tromper, que cela me fait frémir ; et lorsqu’on est dans la situation où vous me semblez être envers M. de Chateaubriand, on serait sur le bord du précipice, si on sentait véritablement tout ce que l’on dit, mais vous êtes loin de le penser ; et lorsque vous me dites que, si vous n’aviez pas d’autres devoirs, vous ne songeriez qu’à lui plaire, cela ne m’inquiète pas, car cette phrase n’est sortie que de votre tête, et votre cœur n’y est pour rien ; mais elle n’en est pas moins indigne de vous. En effet, vous parlez de M. de Chateaubriand comme on aurait pu parler de Socrate quand on vivait de son temps. Et cependant, cet homme si spirituel n’est rien moins qu’un sage, et si je ne craignais de vous fâcher, je dirais qu’un poète ou un historien peut être séparé entièrement dans sa vie privée de la réputation que lui acquièrent ses ouvrages ; mais un moraliste, un homme qui a écrit un livre que ses prosélytes veulent mettre sur le même rang, pour l’utilité, que l’Imitation de Jésus-Christ, ce moraliste, dis-je, doit être un sage ; il a dû renoncer à toutes les vanités, à tous les éloges ; et s’il est autrement, je ne conçois pas qu’il inspire des sentimens si passionnés, si ce n’est dans l’orgueil qu’inspire la préférence qu’il accorde ; et cela est si vrai, ma chère Claire, que je suis assurée du besoin que vous avez de dire aux personnes que vous voyez et auprès desquelles vous pensez que cela vous donnera du succès, que vous avez passé tant d’heures avec M. de Chateaubriand, que vous avez été charmée, ravie, de tout ce qu’il vous a dit, ce qui peut se traduire ainsi : J’ai tant d’esprit que je suis tout à fait à la hauteur de M. de Chateaubriand, et il ne se plaît avec moi que parce que je suis digne de le comprendre. Avouez que je suis méchante, ma chère, et que, dans ce moment, vous êtes dans une véritable colère contre moi ; mais je suis avec vous comme Dieu avec sainte Catherine de Sienne, qui se croyait bien sûre d’elle-même. Il lui accorda un quart d’heure de se voir telle qu’il la verrait à l’heure de sa mort, et elle en fut si effrayée qu’elle réforma comme des vices dans son caractère ce qu’elle avait pris jusqu’alors pour des vertus. Si vous viviez toujours avec des gens qui vous valent, ma chère, je