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Turgot, qu’il ne serait plus payé désormais d’« ordonnances au comptant ; » à quelques jours de là, on présente au Trésor, avec la signature du Roi, un bon de 500 000 livres au nom « d’une personne de la Cour, » qui n’était autre que la Reine. Turgot se rend aussitôt chez Louis XVI : « On m’a surpris, balbutie celui-ci. — Que dois-je faire ? interroge Turgot. — Ne payez pas, » répond le Roi[1]L’affaire s’arrangeait néanmoins, mais Marie-Antoinette en conservait un vif ressentiment. Un an plus tard, au mois d’août 1775, nouvelle affaire amenée par la vacance de la surintendance des postes, sans titulaire depuis plus de cinq ans[2]. La Reine voulait la place pour un de ses amis, le chevalier de Montmorency ; Turgot, pour des raisons d’économie, désirait supprimer l’emploi. Il l’emporta dans le conseil, et la Reine en fut si outrée, au dire de Mercy-Argenteau, que, quand le contrôleur, au lendemain de cette décision, parut en sa présence, elle refusa de lui adresser la parole. D’ailleurs, poursuit l’ambassadeur, Turgot, « en conséquence de la simplicité de ses mœurs, s’en ressenti ! si peu, qu’il déclara à ses amis avoir été bien content de la réception de la Reine[3]. »

Il fallut bien se départir de cette indifférence dans la querelle qu’il eut, un peu plus tard, avec Mme de Polignac. Celle-ci avait obtenu de Louis XVI, par l’entremise de Marie-Antoinette, une pension de deux mille écus pour la comtesse d’Andlau, sa tante et jadis sa tutrice. C’était en vain que le contrôleur général avait combattu cette largesse, en alléguant l’intérêt du Trésor et le renom médiocre de la dame, disgraciée jadis sous Louis XV à la suite d’un scandale. Mme de Polignac crut cependant habile d’ignorer cette opposition et elle écrivit à Turgot pour le remercier de cette grâce : « Vous mettrez le comble à ma reconnaissance, ajoutait-elle, si vous avez la bonté de faire dater le brevet du 1er octobre. Je n’oublie point que le Roi m’a recommandé le secret sur cette affaire[4]. » L’austérité puritaine de Turgot repoussa cette avance : « Madame, répondit-il sèchement, vous ne me devez point de remerciemens, puisque j’ai fait tout ce que

  1. Turgot, par Léon Say.
  2. Le duc de Choiseul avait été longtemps titulaire de l’emploi ; depuis sa disgrâce, il n’y avait pas été remplacé. Turgot se fit donner le titre et la fonction, sans recevoir pour cela aucune rétribution.
  3. Dépêche au prince de Kaunitz, du 16 août 1775. — Correspondance publiée par d’Arneth.
  4. Lettre du 13 décembre 1775. — Documens publiés par M. Dubois de l’Estang.