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qu’aujourd’hui l’on nomme prestations en nature. Mais Louis XIV en avait fait le plus terrible abus, traînant sur les chantiers les populations des villages, contraintes à peiner sans salaire pendant des semaines et des mois. La corvée, ainsi pratiquée, était vite devenue la terreur des campagnes, et encore qu’au siècle suivant elle ne fût guère d’usage que pour les travaux des chemins, le nom en était demeuré impopulaire et exécré. D’ailleurs, malgré l’adoucissement, la charge restait lourde aux épaules villageoises. Le paysan, réquisitionné de la sorte, devait s’arracher à ses champs, passer parfois trois jours hors du logis, se nourrir lui et son cheval, ou se chercher an remplaçant, qu’il ne trouvait pas à bon compte. Au cours de ces besognes, fréquentes étaient les discussions entre les corvéables et les piqueurs, ou surveillans chargés de les harceler à la tâche, fréquentes aussi les amendes infligées aux récalcitrans. Sous Louis XV, assure-t-on, dans une seule intendance, il fut prononcé, en quinze jours, pour délits de ce genre, 2 688 condamnations.

Aux tracas, aux dépenses qu’entraînait la corvée, s’ajoutait la piqûre, plus irritante encore, d’une vexation morale et d’une humiliation. La brèche creusée dans l’épargne rurale était, dans la réalité, minime, mais rien n’accusait plus durement la partialité de la loi et l’inégalité des classes, rien n’excitait plus âprement la rancune populaire contre la condition de ceux qui, sans bourse délier, recueillaient le profit du rude labeur des misérables. Ce sentiment, de jour en jour plus fort, exaspérait l’âme villageoise, élargissait constamment le fossé entre le menu peuple et les privilégiés du clergé et de la noblesse. L’ami des hommes, le marquis de Mirabeau, exagère, selon sa coutume, quand il nomme la corvée « l’abomination de la désolation, » et il passe toute mesure lorsqu’il dit qu’elle fera du royaume « un vaste cimetière ; » mais Condorcet est dans la vérité en mandant à Turgot : « L’abolition de la corvée sera aux campagnes un bien inappréciable. On peut calculer ce que cette suppression peut épargner d’argent au peuple, mais ce qu’elle lui épargnera du sentiment pénible de l’oppression et de l’injustice est au-dessus de nos méthodes de calcul[1]. »

L’abolition de la corvée, du moins son remplacement par une taxe en argent, n’était pas chose nouvelle. Parmi les intendans,

  1. Lettre de septembre 1774. — Correspondance de Condorcet et de Turgot, publiée par M. Charles Henry.