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au courant des propos de la Reine : « Il faut, dit-il[1], que quelqu’un l’ait échauffée, car elle ne m’a point parlé sur ce ton ce matin. On lui aura dit que M. de Maurepas était faible et qu’en usant avec lui d’un langage ferme et décidé, elle lui en imposerait. Il ne faut pas que M. de Maurepas lui cède. Je vais lui parler, et vous pouvez assurer M. de Maurepas que, dans quinze jours, elle s’accommodera fort bien de celui qu’il aura choisi. »

Ainsi soutenus, Turgot et Maurepas s’entendirent pour agir sur le Roi et le décider pour Malesherbes. Ils y réussirent aisément. Les préventions semées dans l’esprit de Louis XVI contre l’ « ami des philosophes » tombèrent devant ce qu’ils lui dirent de son intégrité, de sa vertu sans tache et de son mérite reconnu. Restait à persuader l’intéressé lui-même, et ce fut le plus difficile. Timide et défiant de soi-même, amoureux du repos, de la vie simple et du travail discret, Malesherbes craignait de bonne foi le fardeau du pouvoir, pour lequel, disait-il, il se sentait peu fait. A son ami l’archevêque d’Aix, qui lui disait un jour qu’on gouvernait surtout par l’énergie et par le caractère : « Vous avez bien raison, répondait-il d’un ton sincère[2], et c’est ce qui fait que je ne serais jamais bon ministre ; je n’ai point de caractère. — Que dites-vous là ? — Non, en vérité, je n’en ai pas. — Je vous vois cependant ferme dans vos idées, quand elles sont une fois fixées. — Mais il n’est pas sûr, reprenait Malesherbes, que j’en aie de fixées sur les trois quarts des choses. »

C’est de telles objections qu’il opposa d’abord à toutes les instances de Turgot, appuyées par Maurepas. On lui envoya, assure-t-on, « trois courriers dans une nuit » sans obtenir son consentement. Il fallut que Louis XVI joignît ses prières personnelles à celles de ses ministres, par le billet suivant qu’il lui écrivit de sa main[3] : « M. Turgot m’a rendu compte de votre répugnance pour la place que je vous offre. Je pense que votre amour pour le bien public doit la vaincre, et vous ne sauriez croire le plaisir que vous me ferez d’accepter, du moins pour quelque temps, si vous ne voulez pas vous y déterminer tout à fait. Je crois que cela est absolument nécessaire pour le bien de l’Etat. — Louis. » S’il dut se rendre à de si pressans argumens,

  1. Journal de Véri, passim.
  2. Ibid.
  3. Ibid. — Feuillet de Conches a publié également cette lettre.