Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 53.djvu/548

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

religion peut-elle commander, peut-elle permettre des crimes ? Ordonner un crime, c’est en commettre un. Or le prince qui ordonne à son sujet de professer la religion que celui-ci ne croit pas, ou de renoncer à celle qu’il croit, commande un crime. Le sujet qui obéit fait un mensonge ; il trahit sa conscience ; il fait une chose qu’il croit que Dieu lui défend. »

Ces idées, on en a la preuve, étaient, au fond, très voisines de celles de Louis XVI. Il n’osa pas toutefois lutter ouvertement contre un préjugé séculaire, braver en face, et du même coup, le persiflage désapprobateur de Maurepas, l’acerbe critique de ses tantes, les colères du « parti dévot. » Plusieurs contemporains assurent que, ne voulant ni modifier la formule ordinaire, ni contracter un engagement qui répugnait à son humanité, il adopta une troisième solution, assez conforme, il faut le dire, à son humeur et à ses habitudes d’esprit : le jour de la prestation du serment, quand il vint à la fameuse phrase, il la prononça à voix basse et en bredouillant de façon à la rendre inintelligible[1]. Ce qui, plus qu’un tel subterfuge, fait honneur à Louis XVI, c’est ce billet que, la veille même du Sacre, il crut devoir adresser à Turgot pour expliquer sa décision ; on ne saurait sans injustice méconnaître ce qui s’y trouve de droiture, de candeur et de bonté touchante : « Reims, 10 juin 1776[2]. — Je ne vous ai pas fait appeler, monsieur, pour vous donner réponse à la lettre d’hier, parce que j’aimais mieux vous laisser un écrit comme gage de ma façon de penser sur votre compte à cette occasion. Je pense que la démarche que vous avez fait (sic) auprès de moi est d’un très honnête homme, et qui m’est fort attaché ; je vous en sais le meilleur gré possible, et je vous serai toujours très obligé de me parler avec la même franchise. Je ne veux pourtant pas, dans ce moment-ci, suivre votre conseil. J’ai bien examiné depuis, j’en ai conféré avec plusieurs personnes, et je pense qu’il y a moins d’inconvénient à ne rien changer. Mais je ne vous en suis pas moins obligé de l’avis, et vous pouvez être sûr qu’il demeurera secret, comme je vous prie de garder cette lettre. — Louis. »

  1. Certains historiens ont même avancé que le Roi avait entièrement supprimé ces paroles ; mais cette assertion est démentie par le passage suivant du mémoire de Turgot dont j’ai cité plus haut quelques lignes : « Votre Majesté n’ignore pas combien j’ai regretté qu’Elle se soit soumise à des formules d’engagement dressées dans des temps trop dépourvus de lumières. »
  2. Notice de M. Dubois de l’Estang, passim.