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adressé par Maurepas à son neveu d’Aiguillon, on devine l’embarras du Roi dans cette forêt d’intrigues : « M. de Vergennes, écrit Maurepas[1], lut hier au conseil vos deux lettres, et je fus surpris du peu d’effet qu’elles produisirent. Cela ne m’a pas empêché de reporter ce matin au Roi et de lire en entier votre première lettre, où vous levez les masques, et la seconde, où vous demandez justice du billet du comte de Guines, et d’insister fortement pour une réparation que je crois juste. On (le Roi) m’a répondu qu’on ne pouvait empêcher l’affaire de suivre son cours, qu’on lui avait fait dire très fortement (à Guines) qu’on était mécontent du billet, mais qu’on ne voulait pas faire de bruit de cette affaire. On a même ajouté, d’un ton à me fermer la bouche, que vous ne deviez pas chercher de nouvelles affaires. Je ne puis trop vous recommander le silence en ce moment. »

Le conseil était bon ; mais Guines ni d’Aiguillon ne pouvaient désormais limiter une affaire, qui devenait, comme remarque un contemporain, une sorte de « champ clos » pour la lutte des partis, Besenval, partisan de Guines, définit assez justement le caractère de ce duel politique : « La Reine protégeait ouvertement le comte de Guines, et le duc d’Aiguillon avait pour lui MM. de Vergennes et de Maurepas… Les ministres agissaient en dessous et portaient des coups fourrés. La Reine les parait, en allant directement au Roi et en faisant, d’un mot, révoquer le lendemain, ou quelques heures après, ce qui avait été accordé par la haine ou par la méchanceté… » Ces derniers mots ont trait à un grave incident, qui, au printemps de 1775, jeta dans des perplexités cruelles les membres du conseil du Roi. Le comte de Guines, pour noircir d’Aiguillon et prouver sa propre innocence, avait eu permission de mettre sous les yeux du procureur général du Châtelet certains extraits de sa correspondance diplomatique avec le ministère français. Il voulut plus encore ; il prétendit faire imprimer et livrer au public le texte même de ces dépêches, « faute de quoi, disait-il, il serait impossible que sa défense fût jamais claire aux yeux de l’Europe, au tribunal de laquelle on l’a livré. » On imagine le sursaut du comte de Vergennes devant une telle violation des traditions et des convenances. Les notes qu’il fit parvenir à Louis XVI pour combattre cette prétention sont empreintes de bon sens et de

  1. Lettre dictée par Maurepas à sa femme pour le duc d’Aiguillon. — Archives du marquis de Chabrillan.