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que le Roi renvoyât publiquement, exilât de la Cour l’ennemi personnel de Choiseul et le chef du parti adverse, ce serait non seulement la satisfaction d’une rancune, mais « un coup de tonnerre » qui frapperait les timides d’une terreur salutaire, avertirait Maurepas que son crédit était fragile et lui ferait sentir la puissance de la Reine. Ce serait, en un mot, la brèche dans la muraille avant l’escalade du pouvoir. Le 20 avril, dûment stylée par Besenval, la Reine eut avec Louis XVI une longue explication. Elle fit connaître sans détours ses griefs à l’égard du duc d’Aiguillon, le peignit comme l’inspirateur de la cabale formée contre l’épouse du Roi, et « demanda avec vivacité que le duc, sans être exilé, fût au moins envoyé dans ses terres, avec défense de revenir de quelque temps à la Cour[1]. » Louis XVI, embarrassé, parut d’abord y consentir. Il se ravisa le lendemain, fit observer que « M. d’Aiguillon se trouvant à la veille d’avoir une affaire judiciaire avec le comte de Guines, il ne serait pas juste d’obliger ce duc à s’éloigner, dans un moment où sa présence à Paris lui devenait nécessaire pour se défendre contre son adversaire. » Cette défaite, selon l’apparence, avait été suggérée par Maurepas. Quelle qu’en fût l’origine, elle ferma la bouche à la Reine, qui, satisfaite d’un premier avantage, attendit patiemment, pour renouveler l’attaque, l’échéance fixée par le Roi.


III

L’« affaire du comte de Guines, » alléguée par Louis XVI pour retarder sa décision, fit un si grand bruit en son temps, eut de tels contre-coups sur la situation, le personnage lui-même qui en fut le héros joua un rôle si considérable, en l’occasion présente comme quelques mois plus tard, dans les coulisses de la scène politique,, que je dois interrompre un moment mon récit pour tenter d’éclaircir ce singulier et obscur épisode[2].

Adrien-Louis de Bonnières, comte de Guines, militaire distingué, avait, en l’an 1768, quitté l’armée pour la diplomatie. De Berlin, où il débuta, il fut nommé, deux ans après,

  1. Lettre de Mercy-Argenteau du 20 avril 1775. — Correspondance publiée par d’Arneth.
  2. Pour le procès du comte de Guines, j’ai consulté le Journal de Hardy, les Archives nationales (K. 164), les archives du marquis de Chabrillan, les Souvenirs de Moreau, la Correspondance de Mercy-Argenteau, publiée par d’Arneth, et la plupart des mémoires et correspondances du temps.