Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 53.djvu/466

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une affection dont elle-même, peut-être, ne devinait pas toute la dolence. Son aventure nous ferait songer à ces voyageurs du conte de Swift dont les paroles se congelaient en sortant de leurs bouches : jusque dans ses élans d’amour les plus pathétiques, elle conseille à son mari d’éviter les rhumes, ou bien lui raconte ses négociations avec ses éditeurs. Mais, au reste, ses lettres sont peu nombreuses, souvent très courtes, et passent inaperçues parmi l’exubérance colorée de celles de son fougueux et fécond partenaire.

Et quant à celles-ci, aucun doute n’est possible sur leur inspiration secrète : ce sont des lettres d’amour qui seraient les plus belles, les plus touchantes du monde, si nous n’y sentions trop nettement l’absence d’un véritable amour. Ou plutôt, il nous semble que Brentano a fiévreusement aimé sa Sophie pendant les cinq années qu’elle l’a dédaigné ; mais ensuite, dès l’instant où « la nature a rendu leur mariage inévitable, » tout le charme poétique dont il avait revêtu la jeune femme s’est, brusquement, effacé devant lui. Au plus fort de sa passion, n’avait-il pas avoué à son ami Arnim que Sophie « était la seule femme qui ressemblât à celle que son imagination de poète se complaisait à chercher en elle ? » Plus tard, il déclarait au même confident que c’était pour lui une épreuve pénible « d’avoir à vivre avec un être froid, et qui méprisait les vertus ménagères sans avoir aucun talent pour une autre existence. » Mais du moins, il convient d’ajouter que toujours, ne pouvant plus l’aimer, il a continué d’avoir pour elle une confiante, fidèle, et respectueuse amitié, qui a presque de quoi lui assigner le rôle le plus beau, dans ce que nous découvrons de leurs relations, « C’est toi qui es mon mari, et moi ta femme ! lui écrivait-il ; tu me prends, me domines, me donnes une destination et une histoire. » Et surtout, avec son ardent génie de poète, il tâchait à se persuader qu’il l’aimait encore : d’où vient à ses lettres ce singulier et admirable débordement de ferveur lyrique, nouvel « artifice » employé par ce grand enfant « pour se tromper soi-même, » après ceux dont il avait parlé jadis à sa Sophie, dans la lettre qui avait décidé de sa destinée !

T. de Wyzewa.