Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 53.djvu/463

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dont les moindres détails nous ont été exposés, déjà, par les nombreux biographes de Clément Brentano. Leur intérêt principal, en vérité, consiste dans la remarquable qualité littéraire de quelques-unes des lettres du poète des Romances du Rosaire : car il n’y a peut-être pas, dans l’œuvre tout entière de celui-ci, de pages à la fois plus poétiques et plus « personnelles, » traduisant plus fidèlement la saisissante originalité de cette âme naïve et inquiète, spirituelle et lyrique, avec un savoureux mélange de rêverie allemande associée à la verve la plus folle de lazzi italiens. Comme je l’ai dit tout à l’heure, une telle âme n’était point faite pour pouvoir se refléter pleinement dans des ouvrages publics ; et il est sûr que, jusque dans les plus charmans de ses contes aussi bien que de ses poèmes, Brentano donnera toujours l’impression d’un « raté « de génie. Mais ses lettres, de même que l’inoubliable feu d’artifice de sa conversation, lui ont été des moyens d’épancher à son aise ce génie naturel, que glaçait l’obligation de composer et de parfaire un livre. Une variété prodigieuse s’y manifeste à nous, variété de ton, de sujets, et de style, telle que je ne crois pas que nul recueil de lettres, — et surtout allemandes, — puisse nous en offrir un équivalent. Il faut voir avec quelle souplesse le jeune homme réussit à transporter, dans ses phrases, le rythme même de sa mobile et légère pensée, en y adaptant de proche en proche une subtile harmonie de mots qui nous restitue, toute vive, la musique infiniment nuancée des émotions de son cœur. Laissera-t-on que j’essaie encore de citer quelques fragmens de ces lettres ?

En juillet 1803, Brentano, qui est venu demeurer à Weimar auprès de Sophie, écrit à celle-ci, entre deux visites :


J’ai passé hier, au Parc, une soirée qui a été, comme société, l’équivalent de ce que vous aviez été pour moi en amour ; depuis longtemps je ne m’étais plus senti autant de bien-être. Sous le clair de lune j’étais assis parmi des hommes qui m’aimaient, et j’avais l’impression "d’être moi-même un étranger venu d’un monde infiniment meilleur. Tout le monde a joui cordialement de mon chant doux et pieux : mais moi, en vérité, je ne savais rien du reste des hommes : j’ai simplement, tout haut devant d’autres, vécu en intimité très profonde avec mon propre cœur ; et j’étais si aimable pour moi-même que j’en ai semblé aimable pour tous. Ah ! Sophie, si tu voulais me bien aimer, d’une façon loul intime, de cette façon dont j’ai à peine tenté de m’aimer moi-même, vraiment je pourrais alors rendre les hommes heureux, je deviendrais alors vraiment un homme ! Tout à l’heure, après le repas, je t’amènerai le cher Stoll ; et, ce soir, je te tiendrai dans mes bras, et t’embrasserai, et t’amuserai, et te ferai la vie pleine de douceur, et te lirai encore quelques lettres de Betline que j’ai retrouvées ;