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dont l’une lui rappelait, — jurait-il, — les yeux de sa bien-aimée, une autre sa démarche ou l’accent de sa voix.

Mais évidemment, la femme (désormais divorcée) du professeur d’Iéna était de celles qu’il convient de battre, si l’on veut réussir à s’en faire aimer. Il a suffi à Brentano de lever la main sur elle pour changer, aussitôt, en humble et fidèle tendresse son altière coquetterie des années passées, — ou, plus exactement, il lui a suffi de lui infliger une épreuve d’ordre tout moral, mais certes plus hardie encore, et plus dure sans doute pour la pauvre femme, que n’auraient pu l’être des coups de bâton. Rendant compte à son ami Arnim, en février 1803, de la terrible lettre quïl venait d’envoyer à Sophie Méreau, — et qui allait lui gagner à jamais l’amour de celle-ci, — il disait : « J’ai écrit cette lettre avec toute la pleine franchise de mon cœur, sans ménagement aucun pour moi-même ni pour Sophie, comme ferait un tiers de beaucoup d’esprit : lui racontant toute son histoire, lui exprimant mes regrets sur son âge, ainsi que sur l’infinie platitude et faiblesse de ses vers, en un mot, la lettre la plus libre, la plus adroite, et la plus heureuse que j’aie jamais écrite, comme aussi la plus longue, terminée par quelques strophes aussi impertinentes qu’on les peut souhaiter. »

Cette lettre, que nous connaissons aujourd’hui dans son texte complet, est assurément « longue, » sans être pourtant la plus longue du recueil. Traduite tout entière, elle dépasserait les limites d’une chronique de la Revue. Mais je ne puis m’empêcher d’en citer au moins deux ou trois passages, et non seulement en raison de l’importance qu’elle a eue pour la suite des rapports de Brentano avec Sophie Méreau, mais parce qu’aucune autre, je crois, n’est plus « caractéristique » du tour d’esprit habituel du poète allemand, ni n’aura mieux de quoi révéler, au lecteur français, le très vif intérêt Uttéraire de la publication de M. Amelung.

La lettre commence par des protestations d’amour passionné, accompagnées de reproches sur la froideur de la jeune femme.


Mais de tout ce que vous m’avez fait souffrir, — continue Brentano, — vous ne savez plus rien ; et le fait n’est nullement surprenant, puisqu’il vous plaît de vous intéresser, toute l’année, à des choses pour lesquelles vous n’avez aucune vocation véritable, et que ce qu’il y a en vous d’essentiel se trouve perdu sous l’effort que vous impose votre préoccupation de l’accidentel (je veux dire la poésie)… Quant à moi, je donnerais volontiers ma vie raisonnable d’à présent, et tout mon avenir, pour les heures où, dans ma folie, je me suis livré à votre amour. J’étais infiniment heureux lorsque, la nuit,