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abordait ce sujet délicat, c’était par patriotisme et parce que ces hommes, groupés autour de l’Empereur, constituaient une « camarilla » néfaste pour la politique allemande. Au mois de novembre 1906, le prince de Bülow, répondant à une interpellation de M. Bassermann, avait dit, — sans qu’on comprît nettement la nécessité de cette affirmation : « La camarilla n’est pas une plante allemande. » Quand parurent les articles de la Zukunft, on se rappela ces paroles du chancelier. Et la légende d’un grand complot dirigé contre lui par la « Table ronde de Liebenberg » se répandit dans la presse.

Que M. Harden eût une arrière-pensée politique ; qu’il servît une rancune, celle de M. de Holstein ou toute autre, on doit l’admettre. Les mésaventures du comte de Moltke ? Sa brève carrière conjugale ? Ses fautes à l’égard d’une femme, que l’on eût crue plus apaisée après dix ans passés et deux mariages heureux ? Prétextes assurément, et rien que prétextes. Le but était d’atteindre l’entourage immédiat de l’Empereur, ceux qui, à de certaines heures, avaient pu être ses conseillers ; qui, en tout cas, n’avaient jamais cessé d’être ses amis. Guillaume II, informé brusquement par le Kronprinz, n’eut, semble-t-il, qu’un souci : se laver de toute solidarité avec les suspects. Pendant quelques heures, la peur régna sans partage au Palais ; peur de résister à une campagne acharnée, peur de marquer une borne au scandale le mieux agencé qui fut jamais, brisant en un instant, sans explication, une intimité de vingt ans. Et le champ resta libre pour la parade judiciaire, qu’avec un art infini de ménager et de corser les effets M. Harden avait organisée.

Ce que fut cette suite de procès, — intentés les uns par les diffamés, les autres par le parquet, aboutissant tantôt à l’acquittement, tantôt à la condamnation du diffamateur, s’enchaînant les uns aux autres, rebondissant les uns sur les autres, finissant par traîner à la barre du tribunal le lit d’un mourant, — on le sait, et ce n’est pas ici le lieu d’y revenir. Pris au piège d’un adversaire plein de ressources, le prince d’Eulenburg s’exposa, par une réponse trop vague faite sous serment, à une accusation de faux témoignage, sous le coup de laquelle il est encore, disputé par un mal implacable à une haine plus implacable encore. Mois douloureux, où le patriotisme allemand souffrit profondément, 011 furent révélées des tares indiscutables, sans qu’on eût le sentiment que ceux qui les mettaient au jour fussent mus par