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La lugubre carriole pénètre sur une place carrée, où, contre un mur, se tient une rangée de soldats. En face, presque au centre du petit carré, se dresse un poteau, au pied duquel on vient de creuser une fosse. Un vieil officier déplie un papier, et, d’une voix indistincte, lit quelque chose que personne n’entend.


Jedrejczak sentit que ses yeux s’injectaient de sang. Comme un insensé, il se mit à brandir les poings, en criant :

— Et moi aussi, à mon tour, je vais vous lire quelque chose ! Vive la liberté !

— O Mère sainte, source de miracles ! — gémit, au loin, une voix de femme. De nouveau les tambours battirent. Deux gendarmes empoignèrent le condamné par les mains, et commencèrent à lui faire revêtir une chemise blanche, aux manches trop longues. Lui, cependant, ne résistait pas : au contraire, il les aidait, afin d’enlever ce linge au plus vite de devant ses yeux. Et lorsque sa tête fut sortie des plis de la chemise, il sourit ; mais, au même instant, un capuchon de drap s’abattit sur ses yeux, et les gendarmes l’entraînèrent dans la direction du poteau.

— Vive la liberté ! fit-il, d’une voix enrouée.

Des carabines retentirent : mais aucune balle n’atteignit Jedrejczak.

— Vive la Révolution !

Nouvelle salve. La tête du condamné s’abaissa sur sa poitrine, et ses genoux fléchirent. Il n’avait pas entendu les coups, il ne ressentait aucun mal ; mais il éprouvait, dans sa bouche, une saveur chaude et salée, pendant que, sur la chemise blanche, apparaissait soudain une tache rouge. Une seule balle l’avait atteint, qui lui avait déchiré le poumon et brisé la colonne vertébrale. Lorsque s’approchèrent le médecin et un sous-officier, revolver en main, Jedrejczak avait cessé de vivre. On se hâta de détacher le corps, pour le jeter dans la fosse.


Ainsi vivent et meurent les « enfans » que se plaît à nous dépeindre M. Boleslas Prus. Et au-dessus d’eux tous nous apparaît la figure du véritable héros du roman, ce Swirski que le fils du garde forestier adore comme un dieu, et à qui son adversaire Jedrejczak souhaite que l’on porte témoignage de son intrépidité en face de la mort. Celui-là n’est pas seulement supérieur en intelligence à ses camarades, d’une individualité plus forte avec plus d’élégance aristocratique : je crains qu’il ne soit, aussi, plus « représentatif » des qualités et des défauts de la nature slave. Aucun des dons ne lui manque qui peuvent armer un jeune cœur pour les combats de la vie ; ou, plus exactement, aucun ne lui manquerait, s’il possédait celui de savoir tirer parti de ses dons. Créateur et chef des Chevaliers de la Liberté, la rencontre du père de son ami Linowski suffit à le dégoûter de la tactique révolutionnaire qu’il a prêchée à ses compagnons ; et cependant, il ne peut pas, non