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le temps de prendre au sérieux cette catastrophe imprévue. Tout l’épisode qui lui est consacré, dans le livre, a vraiment une rapidité, une grandeur tragique, une vérité inoubliables. Voici le jeune homme ramené dans sa cellule, après sa comparution devant le tribunal :


Il demanda du thé, qu’on s’empressa de lui servir. Mais il commençait à peine de le boire, lorsque, dans le corridor, retentit de nouveau un grand bruit de pas.

— Qu’est-ce que c’est ? murmura-t-il.

Son visage était brusquement devenu gris, pendant qu’il s’affaissait sur la banquette. En cette minute, une peur si profonde l’avait saisi qu’il lui semblait que sa raison se perdait. Mais il eut un hoquet, et cela le réveilla.

La porte s’ouvrit au large, bruyamment. Sur le seuil, l’officier se dressa, puis cria, très haut :

— Martin Jedrejczak, prépare-toi !

Le prêtre qui assistait le condamné se mit à trembler : mais Jedrejczak, lui, reprit aussitôt tout son pouvoir sur soi. Plutôt mourir que de laisser voir à cet officier qu’il avait peur ! Et puis, d’ailleurs, rien de terrible ne le menaçait : tout cela, ce n’était que pour l’effrayer.

— Et quant à m’effrayer, songeait-il, vous n’y arriverez pas !

En hâte, il endossa son petit manteau usé, se coiffa de sa casquette, refusa la main du prêtre, qui s’offrait à le soutenir, et, la mine hardie, s’engagea dans le corridor entre deux rangées de soldats. Son hoquet persistant le fatiguait : mais il se forçait à sourire, en regardant les mornes visages qui l’entouraient…

Assis dans la carriole branlante, le condamné voyait chaque maison, chaque fenêtre, chaque réverbère, chaque figure humaine. Par là, il avait coutume d’aller se promener dans la campagne… Sur ce mur, Adamski, l’été précédent, avait dessiné un bonhomme qui fumait sa pipe… Oh ! voici que passaient, les yeux fixés sur lui, deux camarades de son école !…

— Regardez-moi ! songeait-il. Et dites à Swirski, à Linowski, si j’ai eu peur !

— Lorsque mon misérable cœur commencera à fléchir, — disait le prêtre, d’une voix étranglée, — ô bon Jésus, ayez pitié de moi !

— Ayez pitié de moi ! — répéta Jedrejczak, simplement afin de ne pas faire de peine au prêtre.

Jamais encore, dans sa vie, jamais il ne s’était senti si étrangement exalté ! Il n’aurait pas échangé sa carriole pour le char triomphal des Césars. Et toujours il continuait à distinguer jusqu’aux moindres détails de sa route, chaque juif apeuré, chaque femme en larmes… Et, en même temps, il se rappelait tout ce qu’il avait dit, entendu, ou pensé, dans chacun des endroits où il passait. Et, en même temps, il revoyait toute son enfance, ses années d’études… Pas une pensée ni un sentiment qui ne se déployât devant lui, pour former comme un grand tableau infiniment nuancé. Et jamais il ne s’était connu si heureux, ni ne s’était senti si bon, si enclin à tout pardonner, que dans ce moment. Comment supposer que, juste dans ce moment, les hommes eussent l’idée de lui faire du mal ?